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Je m'en suis dégoûté

« La vertu assignée aux affaires du monde est une vertu à plusieurs plis, encoignures et coudes, pour s'appliquer et joindre à l'humaine faiblesse, mêlée et artificielle, non droite, nette, constante, ni purement innocente. (…)

Celui qui va en la presse(1), il faut qu'il gauchisse(2), qu'il serre ses coudes, qu'il recule ou qu'il avance, voire qu'il quitte le droit chemin, selon ce qu'il rencontre ; qu'il vive non tant selon soi que selon autrui, non selon ce qu'il se propose, mais selon ce qu'on lui propose, selon le temps, selon les hommes, selon les affaires. (…) Je sens que, si j'avais à me dresser tout à fait à telles occupations, il m'y faudrait beaucoup de changement et de rhabillage.

Quand je pourrais cela sur moi (et pourquoi ne le pourrais-je, avec le temps et le soin(3)?), je ne le voudrais pas. De ce peu que je me suis essayé à cette vacation, je m'en suis dégoûté.

Je me sens fumer en l'âme par fois aucunes (quelques) tentations vers l'ambition ; mais je me bande et obstine au contraire. On ne m'y appelle guère, et je m'y convie aussi peu. » (Montaigne Essais livre III chapitre 9 De la vanité)

 

(1)La foule, qui se trouve sur la place publique. Ou comme le dit Nietzsche avec une justesse que notre monde, sacralisant le mercantilisme, ne peut que ratifier : la place du marché.

(2)Qu'il change de trajectoire pour éviter les obstacles.

(3)L'application.

 

Je m'en suis dégoûté. En fait ce qui m'étonne, c'est que le dégoût n'atteigne pas davantage les politiques, et qu'ils aient tant d'appétit pour ce parcours si facilement déviant, qu'ils soient si nombreux à jouer des coudes pour candidater à la présidence de la république par exemple. (Au hasard).

Qu'en déduire, sinon que la plupart n'ont pas le souci d'un droit chemin ? En leur âme (quand ils en ont une, bien sûr) fument, bouillonnent, par dessus tout les tentations vers l'ambition.

L'occasion de rappeler que l'étymologie de ce mot évoque, précisément, l'idée de détours, de contournements. Exactement ce que Montaigne pointe ici.

On dira qu'à être si exigeant en éthique politique, la vie en société deviendra impossible faute de gouvernants et gestionnaires des affaires publiques. Non, il faudrait juste qu'ils (et elles) se rappellent que la politique peut être quelque chose de sérieux, de noble, de juste. S'ils sentent manquer de ces qualités, sérieux, sens de la justice, noblesse, qu'ils fassent autre chose, et laissent la place publique à ceux qui peuvent et veulent agir vraiment pour le bien public.

Montaigne explique dans ce passage que ce qu'il a trouvé usant quand il s'est essayé à cette vacation, c'est de ramer pour y tenir un minimum dans l'éthique. Et aussi que c'était trop prenant, plein d'obligations trop contraires à son goût de la liberté, tant morale que matérielle.

La dernière phrase, non dépourvue d'auto-ironie, est ambiguë. Il y a sans doute un regret qu'on ne l'y appelle guère. Mais s'il s'y convia aussi peu, c'est qu'il aurait fallu renoncer à être lui-même. Si bien qu'il se résigna sans trop d'efforts à faire contre mauvaise fortune bon cœur.

 

Commentaires

  • La bonne nouvelle de la réouverture des salles de spectacle en Belgique, à la suite d'un recours du secteur culturel au Conseil d'Etat, me paraît bien illustrer l'esprit de ce billet. Bonne journée, Ariane.

  • J'avais en effet été étonnée de la décision de fermer les salles de spectacle, qui ne sont pas parmi les lieux où le virus circule le plus, d'après les études sérieuses (moyennant bien sûr les précautions nécessaires). Je suis bien contente pour les artistes belges et leur public. Car s'il y a un virus dont il faut encourager la circulation, c'est bien celui de l'art, de la beauté, l'intelligence, la joie, choses à même de nous recréer. Alors profitez-en bien, Tania !

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