« J'ai vu de mon temps merveilles en l'indiscrète(1) et prodigieuse facilité des peuples à se laisser mener et manier la créance et l'espérance où il a plu et servi à leurs chefs, par dessus cent mécontes(2) les uns sur les autres, par dessus les fantômes et les songes. (…)
J'avais remarqué souverainement cela au premier de nos partis fiévreux. Cet autre qui est né depuis, en l'imitant, le surmonte.(3) Par où je m'avise que c'est une qualité inséparable des erreurs populaires. Après la première qui part, les opinions s'entrepoussent suivant le vent comme les flots. »
(Montaigne Essais livre III chapitre 10 De ménager sa volonté)
(1)Qui manque de discernement.
(2)Mé-conte : un mauvais conte, un conte à faux. Un terme qui correspond je dirais à ce que nous appelons fake news.
(3)Les deux partis fiévreux sont les ultras des deux bords, les réformés extrémistes, puis né depuis (en 1576) le parti très exactement réactionnaire de la Ligue mené par les Guise.
Avec sa métaphore des vagues successives, Montaigne fait bien sentir comment les fièvres, les passions des uns et des autres, entrent en résonance, grossissant la houle. (Et potentiellement jusqu'à former une vague scélérate).
En l'imitant décèle le principe de ce phénomène d'emballement : la rivalité mimétique.
Une fois de plus, lisant ces lignes, on ne peut que constater la parenté de climat entre les troubles civils de son époque et ceux de la nôtre. Sauf qu'heureusement on ne s'entre-tue pas, ou rarement, on se contente en général de polémiquer sur les réseaux, lieu abstrait où contes et mé-contes comptent avant tout pour du beurre (publicitaire).
(Je parle de nos sociétés, bien sûr, ailleurs nombre de partis fiévreux rivalisent de saignées tels les médecins de Molière) (on voudrait bien que ça ne soit que du théâtre, et que les morts se relèvent après la dernière réplique).
Reste à se dire que le parti le plus utile à prendre est, suivant son exemple, celui de la lucidité, de la pondération, de la distance avec les passions, de l'effort de médiation.
Et alors se dire, une fois de plus : pas facile ...