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Former des clauses artistes

« Pourquoi est-ce que notre langage commun, si aisé à tout autre usage, devient obscur et non intelligible en contrat et testament, et que celui qui s'exprime si clairement, quoi qu'il die et écrive, ne trouve en cela aucune moyenne de se déclarer qui ne tombe en doute et contradiction ?

Si ce n'est que les princes de cet art, s'appliquant d'une particulière attention à trier des mots solemnes et former des clauses artistes(1) ont tant pesé chaque syllabe, épluché si primement chaque espèce de couture, que les voilà enfrasqués(2) et embrouillés en l'infinité des figures et si menues partitions, qu'elles ne peuvent plus tomber sous aucun règlement et prescription ni aucune certaine intelligence.

Qui a vu des enfants essayant de ranger à certain nombre une masse d'argent-vif : plus ils le pressent et pétrissent et s'étudient à le contraindre à leur loi, plus ils irritent la liberté de ce généreux métal : il fuit à leur art et se va menuisant et éparpillant au delà de tout compte.

C'est de même, car, en subdivisant ces subtilités, on (…) nous met en train d'étendre et diversifier les difficultés, on les allonge, on les disperse. En semant les questions et en les retaillant, on fait fructifier le monde en incertitude et en querelles, comme la terre se rend fertile plus elle est émiée et profondément remuée. »

(Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

 

(1)Au sens négatif : des formules artificielles.

(2)Embobinés, embarqués dans un truc sans queue ni tête. De l'italien frasca : mauvaise farce, mauvais tour.

 

Voilà : ça, c'est fait. Pas difficile d'imaginer Montaigne bouillant d'impatience à l'écoute des arguties déployées au tribunal. Le passage laisse deviner aussi ses grands moments de solitude devant les piles de paperasses poudreuses (comme il dit ailleurs) et autres pavés compilant les textes de loi.

On peut relever ici par ailleurs comme une inconséquence entre son penchant sceptique et son agacement que tout tombe en doute et en contradiction.

C'est que, contrairement au monde de la philosophie et de l'étude, dans la vraie vie l'incertitude et les querelles n'en restent pas à des débats abstraits et policés (si tant est en fait qu'ils soient policés dans ce domaine cf la violence des débats actuels autour du woke dans le monde universitaire anglo-saxon). Ils peuvent déboucher sur une violence tout ce qu'il y a de réel et sanglant.

Mais le plus intéressant une fois encore à mon goût, ce qui est marquant dans ce passage, c'est l'écriture : les métaphores, la verve ironique …

 

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