« n°92 : Prose et poésie.
Que l'on prête attention au fait que les grands maîtres de la prose ont presque toujours été également poètes, soit publiquement, soit en secret et entre leurs quatre murs ; et il est bien vrai que c'est uniquement sous l'œil de la poésie que l'on écrit de la bonne prose : car celle-ci est une incessante guerre courtoise avec la poésie : tous ses charmes consistent à esquiver et à contredire constamment la poésie ; toute tournure abstraite se veut malice à son égard, lancée comme sur un ton de moquerie (…)
Et il existe ainsi mille distractions propres à la guerre, y compris les défaites, dont les non-poétiques, ceux que l'on appelle les hommes prosaïques, n'ont pas la moindre idée. »
(Friedrich Nietzsche Le Gai Savoir Second livre)
Voilà qui me donne l'idée d'un super sujet de dissertation :
« À l'aide d'exemples tirés des œuvres au programme, vous discuterez cette affirmation de Nietzsche. Puis vous formulerez votre propre conception du rapport entre prose et poésie. Vous avez quatre heures. »
Que le lecteur se rassure, que la lectrice se rassérène, je ne traiterai pas ce sujet, aussi tentant que ce soit, aussi prometteur d'agréable prise de tête.
Remarquons seulement que Nietzsche décrit ici son propre mode de travail de la langue. Lequel est à la source de son mode si personnel de travail intellectuel, de l'originalité géniale de son œuvre philosophique.
Non sans rappeler un de ces prédécesseurs dans cette façon de penser et d'écrire. Ben oui Montaigne, wer anderen ?
« Je m'égare, mais plutôt par licence que par mégarde. Mes fantaisies se suivent, mais c'est de loin, et se regardent, mais d'une vue oblique (…) Les noms de mes chapitres n'en embrassent pas toujours la matière ; souvent ils la dénotent seulement par quelque marque (…) J'aime l'allure poétique, à sauts et à gambades. (…) C'est l'indiligent lecteur qui perd mon sujet, non pas moi. »
(Essais III, 9 De la vanité)
C'est sûr ces deux-là ne diront rien ni aux indiligents, flemmards autant qu'inattentifs, ni aux prosaïques, incapables de trouver accès à la liberté joyeuse des sauts et gambades.
Commentaires
Et pas de poésie sous l'oeil de la bonne prose, n'est-ce pas ?
Beaux extraits, Ariane, et un sujet excitant pour qui s'intéresse à cette "guerre courtoise".
Et on rêve tellement d'un monde où ne se mèneraient pas d'autres guerres que celle dont il parle, pour le bonheur de la beauté ...