L'ébullition suscitée par Luther va bientôt le déborder. Certains de ses disciples réformés vont passer d'une révolution spirituelle à une révolution politique.
« Il commence à subir le sort qui attend tous les révolutionnaires : lui qui voulait remplacer l'ancien ordre de choses par un nouveau, voilà qu'il a déchaîné des forces chaotiques et que son radicalisme est en danger d'être dépassé par un radicalisme plus accentué.
Luther avait réclamé la liberté de conscience et de parole ; d'autres à présent la réclament pour eux-mêmes : les prophètes de Zwickau, Carlstadt, Münzer, tous ces ''exaltés'', comme il les appelle, se rassemblent aussi au nom de l'Évangile pour se révolter contre l'empereur et l'état. (…) Les paysans pressurés réclament une révolution sociale, nettement communiste. »
(Stefan Zweig. Érasme chap 9 Le grand débat)
Zweig note que le moment vient où pour Luther comme pour Érasme « la portée de ses paroles a dépassé sa volonté. » Il se fait insulter par les ultras comme il a insulté Érasme.
« Le caractère éternel des révolutions veut qu'une vague en submerge une autre ; Érasme nous fait penser aux Girondins, Luther aux Robespierristes, et Thomas Münzer aux Hébertistes. Voici Luther obligé soudain de lutter contre deux fronts, contre les tièdes et les enragés, et c'est lui qui portera la responsabilité de la révolution sociale, de cet effroyable soulèvement qui va ensanglanter l'Allemagne pendant des années. »
En tous cas c'est ce que ne se prive pas de lui balancer Érasme :
« Tu ne reconnais pas les rebelles, mais eux te reconnaissent … La conviction générale, ne le nie point, est que ce sont tes livres qui nous ont amené ce désastre, surtout ceux rédigés en langue allemande. »
Implicite évident dans les derniers mots : tu as déserté l'universalisme humaniste porteur de concorde (et sa langue internationale le latin), et fait lever les démons du nationalisme. (Réflexion largement anachronique de Zweig, mais dont on perçoit bien la motivation dans le climat des années 30, lors de l'écriture du livre).
Pour tenter d'arrêter le sang, Luther va alors, dit Zweig, « (essayer) d'agir selon l'esprit érasmien » exhorter au dialogue les puissants et à la modération les révoltés. Mais c'est trop tard.
Alors, prenant conscience que cette radicalité est un prétexte rêvé pour tous ceux qui veulent en finir avec la Réforme, Luther condamne officiellement la révolte politique pour sauver son œuvre religieuse.
Une condamnation que les états et l'empereur transforment aussitôt en autorisation de répression contre les insurgés.
« Ce furieux ne trouve pas une parole charitable, pas un mot de pitié pour les lamentables vaincus lorsque la chevalerie victorieuse sévit contre eux avec la dernière des cruautés. »
Car pour lui il y a une seule guerre à mener, la guerre sainte contre la papauté. Dans ce contexte Érasme le modéré tombe au premier chef sous le coup de la sentence Qui n'est pas avec nous est contre nous.
« C'est la rupture entre l'humanisme et la Réforme allemande. L'érasmien et le luthérien, la raison et la passion, la religion de l'humanité et le fanatisme religieux, l'international et le national, l'éclectisme et l'exclusivisme, la souplesse et la rigidité ne peuvent pas plus s'accorder que l'eau et le feu. »