On aborde à présent une nouvelle série d'affects. En guise d'introduction, ces mots à la fin de l'explication suivant les définitions 30 et 31 vues la dernière fois :
« Et j'en ai par là terminé* avec les affects de Joie et de Tristesse**, que je m'étais proposé d'expliquer. J'en viens donc à ceux que je rapporte au Désir. »
« XXXII. Le Regret (desiderium) est le Désir (cupiditas) ou Appétit (appetitus) de posséder une chose qu'alimente le souvenir de cette même chose, et qu'en même temps réprime le souvenir d'autres choses qui excluent l'existence de cette chose à désirer. »
(Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)
Alimente et en même temps réprime : y a du flottement d'âme dans l'air on dirait (cf 10). Assorti d'un nouveau chassé-croisé latin/français. Bref, comme l'affect en question, cette définition est tout sauf simple, au sens propre : elle est composée.
Et qui plus est, composée d'éléments contradictoires, qui se présentent dans la tension irrésolue de ce en même temps.
Desiderium : « désir de qqch qu'on a eu, connu, et qui fait défaut » dit notre bon vieux Gaffiot. Il définit le verbe correspondant desiderare : désirer (sens1) et regretter (sens2).
Dans l'explication (heureusement qu'elles sont là ces explications, je ne sais pas ce que je comprendrais sans elles) Spinoza décortique le mécanisme mental qui aboutit à cet affect ambivalent.
Ce mécanisme repose sur la différence entre mémoire et perception (c'est moi qui souligne):
« Quand nous nous souvenons d'une chose, par là-même, comme nous l'avons déjà souvent dit (ben oui mais on sait bien que la pédagogie est l'art de la répétition), nous sommes disposés à contempler cette chose avec le même affect que si elle était là présente ; mais cette disposition, autrement dit cet effort, est la plupart du temps, quand nous sommes à l'état de veille, inhibé par les images de choses qui excluent l'existence de celle dont nous nous souvenons. »
Car ces choses de l'état de veille ont une existence actuelle, elles sont là présentes. Par conséquent leur image a un caractère de netteté qui impressionne davantage le mental que les images de la chose remémorée, floutées qu'elles sont par le passage du temps.
Et c'est bien pour cela, poursuivra Freud, que c'est lorsque nous ne sommes plus à l'état de veille, lorsque nous dormons, que peut s'accomplir*** le désir de rendre présente cette chose rangée dans un coin de mémoire. Le regret trouve ainsi un antidote dans le rêve.
Et aussi, de façon encore plus déterminante sans doute, dans ce rêve actif qu'est l'état de création artistique.
Alors, après Freud, il faut évoquer Proust qui sublime son regret du temps perdu en mettant tout son génie créateur à en ré-actualiser les images et les sensations.
C'est ainsi que la joie/puissance de l'artiste gagne sur la tristesse/faiblesse de l'homme.
*Latin absolvi : mot à mot je me suis délié, débrouillé de. On lit entre les lignes la fatigue qui parfois devait le saisir, devant la somme de travail qu'il s'imposait en se proposant d'expliquer tout cela.
**C'est à dire modulés par les variations du binôme J/T.
*** « Le rêve est l'accomplissement d'un désir inconscient ». Notons : accomplissement, pas seulement expression.