« La volupté est qualité peu ambitieuse. »
(Montaigne Essais III,8 Sur des vers de Virgile)
Toute une philosophie de la vie dans cette phrase.
Peu ambitieuse ne signifie pas seulement peu exigeante, qui prend les choses comme elles viennent (ce qui est déjà pas mal).
Pour approfondir le sens, il faut, comme souvent avec Montaigne, passer par le latin.
La racine ambi signifie d'abord double, et de là l'idée de faire des détours. La volupté, le fait de trouver du plaisir, est donc incompatible avec le fait de se dédoubler, ou sinon incompatible, du moins plus difficile.
Se dédoubler, mais encore ? Je l'entends comme ne pas être entièrement dans ce qu'on vit et ressent, mais être aussi, en même temps, ailleurs (ou désirer l'être).
En ce sens « l'ambition » fait déserter le présent pour le passé (regret c'était mieux avant) et/ou le futur (espoir, projet ça sera mieux demain).
Elle fait déserter la réalité factuelle pour l'imaginé, le fantasme d'un autre temps, d'un autre lieu, et plus largement d'une autre situation.
C'est cela qui rend la volupté impossible, cette désertion sensuelle ou sensitive : ne pas voir, entendre, sentir, ressentir ce qui est là, ne pas pouvoir ou vouloir y fixer sa pensée. (En ce sens la volupté rejoint la notion d'admiration chez Spinoza cf n°4 du précédent parcours).
La volupté c'est au contraire exactement éprouver la joie de vivre dans son corps vivant (chair, psychisme).
Cette idée exprimée ici en un simple aphorisme, Montaigne la répète, la développe, l'essaie de mille façons.
« Quand je danse je danse ; quand je dors je dors ; voire et quand je me promène solitairement en un beau verger, si mes pensées se sont entretenues des occurrences étrangères quelque partie du temps, quelque autre partie je les ramène à la promenade, au verger, à la douceur de cette solitude et à moi. »
(Essais III,13 De l'expérience)
Il y a quelque partie du temps à laquelle je n'ai pas été présente ? Pas grave, tant qu'il reste encore quelque autre partie pour le faire.