« On se demandait où était la guerre – ce qui, en elle, était ignoble. Et on s'aperçoit qu'on sait où elle est, qu'on l'a en soi – qu'elle est, pour la plupart, cette gêne, cette obligation de choisir qui les fait partir avec le remords de n'avoir pas été assez courageux pour s'abstenir ou qui les fait s'abstenir avec le regret de ne pas partager la mort des autres.
Elle est là, vraiment là, et nous la cherchions dans le ciel bleu et dans l'indifférence du monde. Elle est dans cette solitude affreuse du combattant et du non-combattant, dans ce désespoir humilié qui est commun à tous et dans cette abjection croissante qu'on sent monter sur les visages à mesure que les jours s'écoulent. Le règne des bêtes a commencé. »
(Camus Carnets 7 septembre 39)
« Cette haine et cette violence qu'on sent déjà monter chez les êtres. Plus rien de pur en eux. Plus rien d'inappréciable. Ils pensent ensemble. On ne rencontre que des bêtes, des faces bestiales d'Européens. Ce monde est écoeurant et cette montée universelle de lâcheté, cette dérision du courage, cette contrefaçon de la grandeur, ce dépérissement de l'honneur. »
Ils pensent ensemble : ils perdent leur aptitude à une pensée autonome, personnelle.
Des phrases comme un cri d'horreur et de dégoût devant ce règne des bêtes, où l'on peut entendre le double sens du terme : c'est la bêtise, le renoncement à penser qui peut éveiller en nous ce qu'on appelle la bestialité. Mais c'est faire injure aux animaux qui n'ont pas toujours (certains oui) la même perversité cruelle.
« Il est ahurissant de voir la facilité avec laquelle s'écroule la dignité de certains êtres. À la réflexion, cela est normal puisque la dignité en question n'est maintenue chez eux que par d'incessants efforts contre leur propre nature. »
On retrouve ici encore le Freud des Considérations actuelles (cf note précédente) :
« Le remaniement pulsionnel sur lequel repose notre aptitude à la civilisation, peut lui aussi être ramené en arrière – de façon durable ou transitoire – par les interventions de la vie. Sans aucun doute, les influences exercées par la guerre sont au nombre des forces capables de produire un tel retour en arrière, et c'est pourquoi nous n'avons pas à considérer comme inaptes à la civilisation tous ceux qui actuellement ne se comportent pas en hommes civilisés et il nous est permis d'espérer qu'en des temps plus tranquilles l'ennoblissement de leurs pulsions se rétablira. »
(Considérations actuelles sur la guerre et la mort chap1 La désillusion causée par la guerre)