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La machine à fabriquer le mensonge

« Tous ont trahi, ceux qui poussaient à la résistance et ceux qui parlaient de la paix. Ils sont là, aussi dociles et plus coupables que les autres. Et jamais l'individu n'a été plus seul devant la machine à fabriquer le mensonge.

Il peut encore mépriser et lutter avec son mépris. S'il n'a pas le droit de s'écarter et de mépriser, il garde celui de juger. Rien ne peut sortir de l'humain, de la foule. La trahison était de croire le contraire. On meurt seul. Tous vont mourir seuls. Que du moins l'homme seul garde ici le pouvoir de son mépris et de choisir dans l'affreuse épreuve ce qui sert à sa propre grandeur.

Accepter l'épreuve et tout ce qu'elle comporte. Mais jurer de n'accomplir dans la moins noble des tâches que les plus nobles des gestes. Et le fond de la noblesse (la vraie, celle du cœur) c'est le mépris, le courage et l'indifférence profonde. »

(Camus Carnets septembre 39)

 

La machine à fabriquer le mensonge : ces mots m'évoquent la détresse d'un autre grand penseur humaniste au moment de la guerre précédente. Voici comment Freud commence son essai Considérations actuelles sur la guerre et la mort (1915)

« Pris dans le tourbillon de ces années de guerre, informé unilatéralement, sans recul par rapport aux grands changements qui se sont déjà accomplis ou qui sont en voie de s'accomplir, sans avoir vent de l'avenir qui prend forme, nous-mêmes ne savons plus quel sens donner aux impressions qui nous assaillent et quelle valeur accorder aux jugements que nous formons. (…)

Même la science a perdu son impassible impartialité ; ses serviteurs profondément ulcérés tentent de lui ravir des armes, pour apporter leur contribution au combat contre l'ennemi. L'anthropologiste se doit de déclarer l'adversaire inférieur et dégénéré, le psychiatre de diagnostiquer chez lui un trouble mental et psychique. (…)

L'individu qui n'est pas devenu lui-même un combattant et, de ce fait, une infime particule de la gigantesque machine de guerre, se sent troublé dans son orientation et inhibé dans sa capacité de réalisation. »

Et il définit ainsi la contribution qu'il entend apporter pour aider chacun à préserver son intégrité intellectuelle et morale contre cette machine infernale :

« je pense que, pour lui, le moindre geste, qui lui rendra plus facile de s'y reconnaître en son monde intérieur, sera le bienvenu. Parmi ces facteurs, responsables de la misère psychique de ceux de l'arrière, et dont la maîtrise pose de si difficiles problèmes, il y en a deux que je voudrais mettre en évidence et traiter ici : la désillusion que cette guerre a provoquée et le changement d'attitude à l'égard de la mort qu'elle nous impose – comme toutes les autres guerres. »

Désillusion de voir l'esprit guerrier enflammer des nations de longtemps civilisées, et les ramener à une brutalité archaïque que l'on espérait sinon révolue (elle est toujours là dans l'inconscient dit-il), mais au moins efficacement tenue en bride par la raison.

Le changement d'attitude envers la mort signe la même régression du monde moderne qui avait appris la révolte contre la mort, la sienne et celle d'autrui : plus grande réticence à donner la mort, s'épouvanter des morts en quantité dans les batailles et les guerres.

 

« Des moralistes et des philosophes, nous avons appris depuis longtemps que nous avons tort de considérer notre intelligence comme une force autonome et de ne pas voir combien elle dépend de la vie affective. »

Freud essaie de se consoler avec cette idée : quand ce coup de chaud affectif sera passé, les hommes reviendront à la raison, espère-t-il …

L'ennui c'est quand une « civilisation » mise de plus en plus sur l'exacerbation de l'affectif au détriment de la raison.

Et je renvoie sur ce sujet au livre passionnant de Daniel Cohen (récemment disparu) Homo numericus la ''civilisation'' qui vient (Albin Michel 2022)

 

Commentaires

  • L'affectif et l'opinion occupent les premières places sur la scène médiatique, les éléments d'analyse sont de plus en plus difficiles à trouver - ou bien cela a toujours été le cas ?

  • Que l'affectif interfère avec la raison, ce n'est plus à prouver en effet. Pour moi cela me ramène à Spinoza. Puisqu'il a cherché comment dans ce fonctionnement on pouvait tenter de préserver la liberté, ne pas se soumettre à "la servitude des affects", en libérant en nous le pouvoir de la raison, non en niant les affects, mais en utilisant leur force à son profit (là est la substantifique moelle de son éthique).. La raison pour lui n'est pas pour lui une abstraction, mais une force vitale qui anime l'être humain dans sa relation aux autres et au monde. Que dire alors sinon : au secours, Monsieur Spinoza ...

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