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  • B.attitude (14) Conatus ? - Oui, c'est moi.

     

    Parvenus au Col de l'Adéquation, nos héros ont savouré le temps d'une pause la vue sur les sommets voisins. Un coup d'oeil sur la pente proche où ce pauvre Sisyphe s'échine à soulever son rocher les a convaincus qu'ils ont pris la bonne option. Le billard spinoziste, ça demande moins d'efforts que l'haltérophilie camusienne, pour un résultat équivalent. La Joie en prime.

     

    Le mécanisme de la connaissance adéquate est donc mise en œuvre raisonnée de l'interaction du corps et de l'esprit. En faisant fonds sur la structure logique de la raison. L'efficience imparable de cette raison est garantie, de la même façon que toute garantie fonctionne chez Spinoza.

    Chaque idée d'un corps ou d'une chose singulière quelconque existant en acte enveloppe nécessairement l'essence éternelle et infinie de Dieu.

    Je parle de l'existence-même des choses singulières en tant qu'elles sont en Dieu. Car, quoique chacune d'elles soit déterminée par une autre chose singulière à exister de manière précise, il reste que la force par laquelle chacune persévère dans l'exister suit de l'éternelle nécessité de la nature de Dieu. (Part 2 prop 45 et scolie).

     

    Ainsi chaque idée est un accès direct à la donnée déterminante du système, son énergie : l'effort pour se maintenirdans l'être, le fameux conatus, est l'attribut le plus substantiel de la substance unique. Il est l'énergie-même qui fait subsister la substance. C'est le même conatus qui affecte l'univers dans son ensemble et dans chacune de ses parties.

    Cette énergie globale s'actualise dans le dynamisme propre de chaque manière/chose particulière.

    Unaquaeque res, quantum in se est, in suo esse perseverare conatur.

    Chaque chose, autant qu'il est en elle, s'efforce de persévérer dans son être.(Partie 3, proposition 6)

    Cette phrase est la plus essentielle peut être de l'Ethique. J'entends essentielle au sens propre, qui donne son génie particulier à la conception éthique de Spinoza. Comme il y a le bleu de Klein, le cogito de Descartes, l'illumination de Rimbaud, il y a le conatus de Spinoza. C'est pourquoi je vous propose de peser ici les mots.

     

    Conatus se traduit par effort, ce qui est inévitable mais peut prêter à contresens. Dans un système où chaque être, du fait même qu'il existe, tend nécessairement vers son accomplissement, est « parfait », il suffit de ne pas endiguer l'énergie qui imprègne tout.

    Paradoxe donc d'une notion d'effort qui consiste à suivre sa pente, à se laisser vivre. Il n'y a pas à y aller par quatre chemins, ni même par deux. Pas d'ambiguïté, et l'éthique tient dans un mot : oui.

    Le monde et la vie sont à prendre ou à prendre, et c'est le comprendre qui donne accès à la seule liberté réelle, la liberté en acte : telle est la force radicalement affirmative de l'Ethique. Car le je prends est le contraire d'une attitude de résignation, de soumission fataliste. Au contraire seule la saisie résolue du monde libère la puissance et l'action. Faute de quoi on opère sur des simulacres, des abstractions, des fantasmes, pas en réalité, « pour de vrai ». C'est à dire qu'on n'agit pas, en fait. Ce que démontre le déterminisme spinoziste, c'est qu'il y a incompatibilité logique entre la négation et la liberté d'être et d'agir.

    Il émane ainsi de l'Ethique comme un parfum, avec ses trois notes. Note de tête, aigüe et lumineuse : l'entendement de la connaissance adéquate. Note de cœur, toute de suavité : joie. Note de fond : adhésion à la substance. (Si c'est pas imager, ça …). Un bouquet parfait, puissant et léger à la fois, que nous allons nommer Oui je suis.

    Jingle. « Avec Oui je suis de Spinoza, soyez vous, soyez libre : soyez ! ».

     

    Quantum est in se : « dans toute la mesure de son possible », ai-je écrit au début. Je pense, tout bien pesé, qu'il vaut mieux dire simplement « autant qu'il est en elle », autant qu'il y a de l'étant en elle. L'étant le seul bien sûr, celui de notre fameuse définition 6 Part 1(cf B.7). Ce qui est désigné par ces mots est un rapport, notant si l'on peut dire le quantum d'être de chaque individu rapporté à l'ensemble de la substance dont il émerge. Ce rapport mode/substance définit la « manière » d'être de chaque individu.

    C'est ici le moment de se souvenir comment Spinoza conçoit l'individu, de façon non pas statique, mais dynamique (cf B.7) Il est une constante si on veut, qui fait sa « personnalité », mais c'est la constante du rapport de sa vitesse et de son mouvement de corps à ceux des autres corps. Les corps se distinguent entre eux sous le rapport du mouvement et du repos, de la vitesse et de la lenteur, et non de la substance. (Lemme 1 de l'axiome 2 Part 2).

    Voilà qui remet sur le tapis notre partie de billard autodéterminée et nous permet peut être de mieux comprendre comment elle se joue. Chaque boule trouve son énergie dans le conatus commun à l'ensemble du système, mais en revanche sa trajectoire individuelle se construit dans les interactions successives avec les autres boules, en fonction du rapport de leurs mouvements et vitesses à chacune.

     

    Ainsi, chaque boule peut persévérer dans son être, maintenir la constante du rapport qui la définit, dans de nombreuses variations de parcours et d'allure.

    Ce qui permet d'éviter un double contresens. Le conatus ne construit pas une identité rigide, mais induit au contraire une adaptation continue aux autres éléments du système. Il ne correspond pas non plus à une « force qui va » dans le style « ça passe ou ça casse », mais il est au contraire la force de connection à l'énergie d'ensemble, et par conséquent participe aussi de son maintien global.

     

    A suivre.

  • B.attitude (13) Like a rolling stone

     

    Nos héros sont-ils fatigués ? Moi scénariste un peu. Moi scénariste j'ai donc décidé de nous accorder une petite pause. Car moi scénariste je me sens par moments devant l'Ethique comme devant une montagne à gravir. A vrai dire on a fait le plus gros, il ne nous reste plus que la redescente vers la béatitude via le conatus et le bon usage des affects. Vous verrez, ça se fait en touristes, ce qui est de saison.

     

    Tout ça pour dire que l'image de la montagne m'amène à un rapprochement. Non sans m'excuser auprès de B.Pautrat ainsi que de vous lecteurs pour la réinscription dans une autre tradition etc. Ou plutôt l'inscription dans une postérité, en rapprochant ici-même l'autre liberté spinoziste de sa formulation dans Le Mythe de Sisyphe. Un grand différentiel dans le temps, mais une sensible connexion logique.

    Voilà qui me rappelle une trouvaille de David Lodge. Dans son livre Un tout petit monde, un personnage se lance dans la démonstration de l'influence de T.S.Eliot sur Shakespeare. British humour, mais pas aussi nonsense qu'il y paraît. C'est juste l'histoire de la réception créatrice d'une œuvre par son lecteur. Mais ne nous dispersons pas.

    Un petit tour du côté du Mythe de Sisyphe, donc, pour faire dialoguer le temps d'une pause Camus et Spinoza.

     

    A vrai dire leur point de départ est quasiment inverse.

    La raison (...) donne à l'angoisse moderne les moyens de se calmer dans les décors familiers de l'éternel. L'esprit absurde a moins de chance. Le monde pour lui n'est ni aussi rationnel, ni à ce point irrationnel. Il est déraisonnable et il n'est que cela.

    Chez Spinoza pas de question abstraite de la rationalité du monde. Seule compte son existence par-faite de monde qui se pose là dans sa substance.

    Pas d'angoisse non plus, car la conscience est chez lui homogène au monde, et non douloureux sentiment de séparation que Camus formule dans une écriture quasi romantique.

    Si j'étais arbre parmi les arbres, chat parmi les animaux, cette vie aurait un sens ou plutôt ce problème n'en aurait point car je ferais partie de ce monde. Je serais ce monde auquel je m'oppose maintenant par toute ma conscience et par toute mon exigence de familiarité. Cette raison si dérisoire, c'est elle qui m'oppose à toute la création.

    Tiens, cette dernière phrase nous amène à sauts et à gambades (faut croire qu'on en a encore dans les pattes), chez le Montaigne de l'Apologie de Raimond Sebond (Essais II,12 allez-y voir *** vaut le détour). Comme quoi y a des GR philosophiques assez fréquentés.

     

    Mais finalement, au bout de son chemin, vous savez quoi, Camus finit par formuler le secret que Spinoza a vu d'emblée.

    Depuis le vent du soir jusqu'à cette main sur mon épaule, chaque chose a sa vérité. C'est la conscience qui l'éclaire par l'attention qu'elle lui prête.

    A ce moment, l'absurde, à la fois si évident et si difficile à conquérir, rentre dans la vie d'un homme et retrouve sa patrie. (…) Cet enfer du présent, c'est enfin son royaume. Tous les problèmes reprennent leur tranchant. L'évidence abstraite se retire devant le lyrisme des formes et des couleurs. Les conflits spirituels s'incarnent et retrouvent l'abri misérable et magnifique du cœur de l'homme.

    Pas à dire le lyrisme ça y va, pas vraiment mode géométrique, mais c'est bien le même choix résolu du royaume immanent.

     

    L'homme absurde entrevoit ainsi un univers brûlant et glacé, transparent et limité, où rien n'est possible mais tout est donné (...) Il peut alors choisir de vivre dans un tel univers et d'en tirer ses forces, son refus d'espérer et le témoignage obstiné d'une vie sans consolation (…) l'indifférence à l'avenir et la passion d'épuiser tout ce qui est donné.

    Rien n'est possible mais tout est donné, la passion d'épuiser ce donné, voilà qui résonne avec « l'autonomie déterminée » de l'Ethique.

     

    Sisyphe, prolétaire des dieux, impuissant et révolté, connaît toute l'étendue de sa misérable condition : c'est à elle qu'il pense pendant sa descente. La clairvoyance qui devait faire son tourment consomme du même coup sa victoire. (…) Si la descente ainsi se fait certains jours dans la douleur, elle peut se faire aussi dans la joie. Exact : la joie spinoziste de l'adéquation, qui donne accès à la puissance (ce que nous verrons bientôt).

     

    On ne découvre pas l'absurde sans être tenté d'écrire quelque manuel du bonheur. 'Eh ! Quoi, par des voies si étroites ?' Mais il n'y a qu'un monde. Le bonheur et l'absurde sont deux fils de la même terre. Ils sont inséparables.(…) 'Je juge que tout est bien', dit Œdipe et cette parole (…) chasse de ce monde un dieu qui y était entré avec l'insatisfaction et le goût des douleurs inutiles. Elle fait du destin une affaire d'homme qui doit être réglée entre les hommes.(…) De même l'homme absurde, quand il contemple son tourment, fait taire toutes les idoles. Dans l'univers soudain rendu à son silence, les mille petites voix émerveillées de la terre s'élèvent. (...)

    Je laisse Sisyphe au bas de la montagne ! On retrouve toujours son fardeau. (...) Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni futile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux.

     

    Entre nous j'enlèverais l'avant dernière phrase, non ?

    Mais ne boudons pas notre plaisir : quel style, quel panache ! La création d'un rythme qui fait penser à un engagement d'escrime. Camus pose ses phrases comme des figures d'assaut, les ajuste comme des flèches. C'est un style proprement polémique, mais dans une perspective où le geste, la beauté du geste, compte autant que la domination de l'adversaire. Cette écriture est celle d'un homme qui se bat avant tout contre lui même. En tout cas on voit l'imbibition nietzschéenne.

     

    Allez, tant qu'on y est, je vous livre ma petite réserve. En tant que femme sans doute, moi la lutte vers les sommets, bof. Ce qui me remplit le cœur, c'est bien plutôt chacun des grains de cette pierre, les mille petites voix émerveillées, présence aiguë du monde, du donné.

    Car même si on est ici dans l'humanisme en général, c'est quand même une perspective, une esthétique de pensée très "masculines". Plein de phrases qui sonnent répliques de western. A mon sens la logique de l'absurde existentiel a au contraire quelque chose de plutôt « féminin ». Persévérante présence à l'entropie du monde, ce geste recommencé de Sisyphe. Cela fait penser à certaines pages du Deuxième sexe : la femme est vouée par l'espèce à l'entretien de la vie, à son maintien. Et pour cela elle est amenée à vivre le désir proprement humain de se projeter, de faire du nouveau (qu'elle partage avec l'homme), dans une tension. Cette tension, dit Simone, parfois la détruit, mais plus souvent devient une immense force. Ce qui me fait voir dans la force du sexe « faible » la force-même de Sisyphe.

     

    Quant à Spinoza, même s'il ne dédaigne pas un brin de polémique parfois, ce dont on a trace dans sa correspondance, rien de raide, de tendu en lui. Rigoureux oui, géométrique certes, mais dans une douceur fondamentale, un lâcher prise communicatif.

    Là où Camus nous montre Sisyphe aux prises avec son rocher, Spinoza nous invite à dévaler la pente, like a rolling stone.

    Quelle pente ? C'est ce que nous découvrirons dans le prochain épisode.

     

    A suivre.