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  • Gens désespérés de la prise

    Il ne faut pas trouver étrange si gens désespérés de la prise n'ont pas laissé d'avoir plaisir à la chasse.

    (Essais II,12 Apologie de R. Sebond)

     

    L'agitation et la chasse est proprement de notre gibier : nous ne sommes pas excusables de la conduire mal et impertinemment ; de faillir à la prise, c'est autre chose. Car nous sommes nés pour quêter la vérité ; il appartient de la posséder à une plus grande puissance. (…) Le monde n'est qu'une école de recherche. Ce n'est pas à qui mettra dans le mille, mais à qui fera les plus belles courses. (III,8 De l'art de conférer)

     

    Chasse à la vérité. Chasse qui nous lance sur la piste du sens. Et de là sur la piste du bonheur, de notre ajustement concret à la vie, la vraie vie, la réalité (voir et revoir Spinoza).

    Chasse paradoxale, qui ne peut être ce qu'elle est, chasse à la vérité, qu'à condition que le gibier échappe toujours. Car que fait-on avec le gibier de la chasse, hein ? Si donc nous menions à son terme la chasse, ce serait pour sonner l'hallali de la vérité … Et idem du sens et idem du bonheur.

     

    Mais cet in(dé)terminable ne nuit pas au plaisir. Au contraire : si par malheur on s'emparait du gibier, c'est là que la chasse serait moins drôle. Surtout pour le gibier, dira-ton. Ça va de soi. Mais pas seulement. Tous ces gens qui vous disent la vérité c'est ci, c'est ça, ils sont au moins mortellement ennuyeux, parfois à mourir de rire tant ils n'ont pas le sens du ridicule.

     

    Au pire hélas et souvent, ils sont meurtriers. Surtout quand ils décrètent qu'ils parlent à la place de la plus grande puissance à laquelle Montaigne fait allusion, et qu'ils transforment tout en gibier de leur connerie.

    Les dogmatismes de tout poil ont été et restent les pires armes de destruction massive du bonheur et de l'humanité. Quand on dit ça, je dis pas qu'on mette tout à fait la main sur la vérité, mais on commence à la frôler …

     

    En tous cas (prenons le plaisir quand il se présente) c'est ici une des plus belles métaphores des Essais, venue tout naturellement sous la plume de Montaigne dans son amour du cheval. Car pour lui le plaisir de la chasse est dans le fait de galoper, de se saouler de vitesse et d'espace dans le corps à corps avec ses équidés chéris. D'être de ceux qui font de belles courses.

     

    Pour finir une troisième citation, cadeau, qui vient s'ajouter au pack dans le cadre de notre journée promotionnelle.

     

    Je ne l'entreprends (il parle ici du voyage) ni pour en revenir, ni pour le parfaire ; j'entreprends seulement de me branler, quand le branle me plaît. Et me promène pour me promener. Ceux qui courent un bénéfice ou un lièvre ne courent pas ; ceux là courent qui courent aux barres (dans le cadre du jeu de barres, donc pour s'amuser), et pour exercer leur course. Mon dessein est divisible partout ; il n'est pas fondé en grandes espérances ; chaque journée en fait le bout. Et le voyage de ma vie se conduit de même. (Essais III,4 De la diversion)

     

     

     

     

     

  • La classe

    Notre vie, disait Pythagoras, retire (ressemble) à la grande et populeuse assemblée des jeux olympiques. Les uns y exercent le corps pour en acquérir la gloire des jeux ; d'autres y portent des marchandises à vendre pour le gain. Il en est, et qui ne sont pas les pires, lesquels ne cherchent autre fruit que de regarder comment et pourquoi chaque chose se fait, et être spectateurs de la vie des autres hommes, pour en juger et régler la leur.

    (Essais I,26 De l'institution des enfants)

     

    Rentrée des classes oblige, je pense ces jours-ci à tous les élèves de France et de Navarre, et à leurs instits et profs, particulièrement ceux de mes amis et de ma famille qui assument cette exaltante mission. Pour ma part cette année encore je ne « rentre » pas (et d'ailleurs c'est selon toute probabilité définitif). Hélas ou tant mieux. Tant mieux pour mon repos et mes petits nerfs, hélas pour ma fibre pédagogique. Tant mieux pour mon otium, hélas pour mon compte en banque. En vérité j'aimerais bien être encore dans la course olympique, ou bien pouvoir vendre mon grain, genre mes livres.

    Mais bon, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, je peux toujours me payer un luxe qui n'alourdira pas le déficit public (j'espère que Pépère me sera reconnaissant de ce civisme, tout contraint qu'il soit).

     

    Me payer le luxe dont parle Montaigne ici, c'est à dire regarder tout ça d'un peu loin, à distance respectueuse. Or donc, depuis cette distance, pour tous et chacun de vous rentreurs, en guise de cadeau de début d'année scolaire, cette jolie phrase joyeusement pédagogique.

     

    Qu'on lui mette en fantaisie une honnête curiosité de s'enquérir de toutes choses ; tout ce qu'il y aura de singulier autour de lui, il le verra : un bâtiment, une fontaine, un homme, le lieu d'une bataille ancienne, le passage de César ou de Charlemagne « quelle terre est engourdie par les glaces, ou rendue poudreuse par la chaleur » (Properce)

    (Essais I,26 De l'institution des enfants)

     

    Une attitude qui déborde évidemment le cadre des lieux dédiés explicitement à l'enseignement, où vous avez l'honneur et l'avantage d'oeuvrer les uns et les autres.

    Sans mettre mon grain de sel superflu, je me contente de souligner les mots « fantaisie, curiosité, voir toute chose dans sa singularité ».

    Voir et regarder le monde sous toutes ses faces, le monde réel, et aussi l'autre monde que construisent les mots, comme ici ceux de Properce.

    Se connecter avec tout ce qui se présente. Se faire bon public, et public interactif, de la vie.

    Bref la grande classe qui caractérise Monsieur des Essais, et qu'il nous propose ici.


    De quoi tenir jusqu'aux premières vacances, non ? Allez, bon courage !

  • A plus forte raison

     

    Si philosopher c'est douter, comme ils disent, à plus forte raison niaiser et fantastiquer, comme je fais, doit être douter. (Essais II,3 Une coutume de l'île de Cea)

     

    Semer le doute, suite.

     

    Comme ils disent, comme on dit, et plus particulièrement comme disent les philosophes, et parmi eux, comme le disent particulièrement les pyrrhoniens.

    Un niais c'est, étymologiquement, un bébé oiseau pas encore sorti du nid. Niaiser consistera donc à adopter une attitude systématiquement « naïve », celle d'un Socrate par exemple, qui fait de l'étonnement l'outil de sa maïeutique.

    Mais Socrate, malgré sa niaiserie affichée, suit en fait son idée (en tous cas Platon suit les Siennes, d'Idées).

    Ah bien sûr se carrer dans le dogmatisme, c'est confortable, et puis ça peut rapporter gros, car le dogmatisme c'est vendeur. Alors que niaiser comme le petit niais, le petit oiseau sur la branche, qui doute : je me lance, ou pas ? et qui oscille, léger, trop léger … Objet au mieux d'émotion passagère, au pire de pitié ou de moquerie. Mais il faut avoir la passion de la liberté pour entrer en connivence avec son doute existentiel. Montaigne a la passion de la liberté.

     

    C'est pourquoi, non content de niaiser, il fantastique.

    Fantastiquer, c'est aller par les voies de la fantaisie, laisser aller sa pensée sans la stériliser par la soumission au surmoi rationnel, sans la corriger comme le rêveur se corrige par « l'élaboration secondaire », lorsqu'il remet tout ça en ordre avec un minimum de logique, et censure les incongruités.

    Fantastiquer, laisser se produire imaginations, fantasmes, dans leur état brut, dans leur état naissant. Puis les laisser suivre leur procès aussi aventureux soit-il. Seul moyen de ne négliger aucun des paramètres qui font l'être humain. Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas. Mais la raison aussi a ses raisons qu'une certaine raison (la raison de la certitude) ne connaît pas.

     

    On voit alors dans cette phrase la cheville toute faite, « à plus forte raison », sous l'ironie dévoiler l'essentiel. Montaigne choisit le mode essais et erreurs, parce qu'il sait une chose, penser, c'est ne pas s'arrêter de penser. Là où on s'arrêterait en se disant : j'ai raison.

    Si Montaigne est Monsieur des Essais, c'est parce qu'il ne pense jamais qu'il a raison. Au contraire, il ne cesse de dé-raisonner, se mettre à distance de ce qu'il a trouvé, changer son point de vue.

    Il n'est pas de la race des pontifiants et des assis. Il serait plutôt du style

    Un pas de toi, c'est la levée des nouveaux hommes et leur en-marche.

    Dixit Rimbaud dans un poème des Illuminations qui s'appelle (tiens tiens …) A une raison.