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  • (18/21) Mantra

    À demain les affaires (= les emmerdes je verrai plus tard) (titre Essais II,4), maxime précieuse à tout âge, est à considérer comme le mantra essentiel de l'âge vieux.

     

    La logique voudrait qu'il soit aisé à appliquer. Plus l'on vieillit plus l'esprit se fait volatil, la mémoire aléatoire, la conception du futur brumeuse.

    Et puis la rationalité elle-même, la rationalité surtout, ne peut qu'accuser l'absurdité de se soucier d'autre chose que de l'immédiat.

    À moyen terme nous serons tous morts disait Keynes. Passé un certain âge, la lucidité commande de changer moyen en court. Alors « raison de plus » de ne pas s'en faire.

     

    Inutile de préciser cependant que s'efforcer de ne pas être dans le souci et l'angoisse ne signifie pas n'en avoir plus rien à faire de rien selon le principe après moi le Déluge.

    C'est pas parce qu'on est vieux qu'on va s'arrêter de réfléchir, d'envisager le futur, de faire des projets (à pas trop long terme c'est plus sûr).

    Il n'est pas question non plus de se dispenser de ses responsabilités, ni d'ignorer l'incidence de son comportement sur les autres.

     

    À demain les affaires devrait donc, me dis-je, être une maxime facile à appliquer à mon âge. Pourquoi je n'y arrive pas, ou fort rarement, fort imparfaitement ?

    Je crois que pour se dire cela sereinement (et agir en conséquence) il faut disposer d'une dose suffisante de confiance.

    Confiance en la vie à qui l'on fait crédit de ne pas vous réserver toutes les patates dont elle dispose en magasin (confiance semblable au pari pascalien).

    Confiance dans les autres, indexée sur ses expériences relationnelles antérieures.

    Confiance en soi surtout, qui fait dire : au cas où ? Eh bien je verrai, je me débrouillerai, je ferai face. Là encore, son niveau dépend des expériences antérieures.

     

    Or ces trois rocs de confiance subissent l'érosion du vieillissement, implacable machine à fragiliser.

    La confiance en la vie est sapée (à son corps défendant peut être, mais à son corps l'éprouvant) par l'assurance de la mort prochaine (plus ou moins d'accord) (mais plutôt plus que moins).

    La confiance dans les autres bute sur la certitude objective de présenter de moins en moins d'intérêt pour eux (sauf les actionnaires de maisons de retraite, ça va de soi), de leur peser à terme de plus en plus.

    Et même si l'on a la chance d'être entouré de gens bien, ils restent humains, on ne peut leur demander d'être tous des super héros volant à votre secours en toute « affaire ».

    Quant à la confiance en soi, elle se détruit inéluctablement par la constatation de son affaiblissement physique, la diminution de son énergie intellectuelle et de sa résistance psychique.

     

    Bref quand je n'arrive pas à dire à demain les affaires, j'essaie juste le plus circonspect jusqu'ici tout va bien.

    Il arrive que ça marche.

     

     

  • (17/21) Préméditation

    « L'heur et la béatitude qui reluit en la vertu, remplit toutes ses appartenances et avenues, jusques à la première entrée et extrême barrière. Or des principaux bienfaits de la vertu est le mépris de la mort. »

    (Montaigne Essais I,20 Que philosopher c'est apprendre à mourir)

     

    Cette dernière phrase est très juste. La vertu (dans sa connotation latine de force, et même sans doute ici pour Montaigne ce que Spinoza appelle activité par opposition à passivité) ne se soucie pas de la mort.

    Ce mépris c'est l'indifférence, mieux la nonchalance (cf 16), l'idée qu'il n'est pas la peine de s'en préoccuper.

    Mais ce n'en est pas pour autant le déni.

    C'est ainsi que paradoxalement, s'appliquant à écarter l'idée de déni dans les pages suivantes, Montaigne arrive au fil du chapitre à une pensée presque contraire à celle du mépris.

     

    « Ôtons lui l'étrangeté, pratiquons le (l'ennemi qu'est la mort), accoutumons le, n'ayons rien si souvent en la tête que la mort. » (I,20)

    Et l'on retrouve la caractéristique des Essais : Montaigne ne corrige pas le texte pour gommer la contradiction.

    Car c'est cette contradiction, cette façon d'aller d'un côté puis de l'autre, qui est sa manière propre de trouver la place précise qui lui convient. D'arriver à formuler au plus près sa pensée.

     

    « La préméditation de la mort est préméditation de la liberté. » (I,20)

    Liberté, voilà le lieu d'être pour lui. D'où la ligne de conduite : quand c'est le mépris de la mort qui libère, méprisons. Quand c'est sa préméditation, préméditons.

    Non sans distinguer pré-méditation de pré-occupation.

    Dans préméditation il y a méditation : un mode de pensée tranquille, serein, comme détaché, un mode zen en un mot.

    Une telle façon de penser, en lâcher-prise, est à cultiver à tout âge et pas seulement en âge vieux, pour penser toute chose, et pas seulement la mort.

     

    Seul petit hic ça ne se commande pas toujours facilement ...

     

  • (16/21) L'oeuvre de sa vie

     

    « Je me dénoue par tout ; mes adieux sont à demi pris de chacun, sauf de moi. »

    (Montaigne Essais I,20 Que philosopher c'est apprendre à mourir)

     

    À supposer qu'on ne l'ait pas éprouvé avant, dans la dépression par exemple, la vieillesse fait découvrir ce dénouage, ce déliage.

    Pas toujours nettement, mais c'est là, en sourdine. On s'investit dans quelque chose, une activité, un projet, on y prend plaisir, on y met son énergie. Mais confusément on perçoit qu'on n'y est pas autant qu'on croit. Arrêter, continuer, cela devient égal.

     

    La perception de ce dénouage peut sembler en contradiction avec ceci :

    « Je veux qu'on agisse, et qu'on allonge les offices de la vie tant qu'on peut, et que la mort me trouve plantant mes choux ... » (I,20)

    Plantant mes choux. Le gérondif le montre, il s'agit bien ici de s'inscrire dans une continuité, de (se) maintenir. Alors ?

     

    « … que la mort me trouve plantant mes choux, mais nonchalant d'elle, et encore plus de mon jardin imparfait. »

    Ces derniers mots livrent la fine pointe de la pensée. Comme souvent chez Montaigne elle s'est développée en trois temps.

     

    1) Constatation qu'il y a comme du mou dans le lien avec les choses de la vie.

    2) Désir pourtant de ne pas laisser le lien trop se distendre.

    3) Solution ajuster ce lien, ou plutôt s'y ajuster. Cultiver, tout autant que les choux, la nonchalance.

     

    Le jardin restera imparfait ? Cela peut ne faire ni chaud ni froid (nonchalance vient du verbe chaloir = brûler). À condition d'admettre la condition humaine : dans la vie d'un mortel, vie et mort s'accompagnent, l'inachèvement est consubstantiel de tout.

    Au fond on n'accomplit jamais rien, on ne s'accomplit pas davantage soi-même.

    On essaie, c'est tout.

     

    C'est ce qui éclaire d'une splendide lumière ce titre, Essais, que Montaigne a choisi de donner à l'œuvre de sa vie.