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  • La passion de la raison (2/22) On est d'accord je pense

    « Quelle époque ai-je choisie pour faire un traité sur le bonheur »

    (G. de Staël De l'influence des passions sur le bonheur des individus et des nations. Introduction)

     

    On pourrait lui répondre que c'est surtout son époque qui l'a choisie, une de ces époques chaotiques qui assignent à penser sous peine d'y perdre la raison. À supposer qu'on ait réussi à sauver sa tête (ce que Germaine a fait – de peu).

    (On me répondra à moi que ce genre d'époque n'a pas manqué dans l'Histoire avec sa grande hache, avant comme après la Révolution française, et j'en conviens).

     

    Comme un grand nombre des élites de l'époque, lecteurs enthousiastes des philosophes des Lumières, Germaine a vu naître avec joie la Révolution française, convaincue que l'Histoire y trouverait la possibilité de « concilier ensemble la liberté des républiques et le calme des monarchies » (cf 1).

     

    Sauf que. Les acteurs de la Révolution n'ont pas tous eu cette sagesse, et le démon de l'esprit de parti (qui n'a plus de secret pour vous mes lecteurs) s'est emparé de certains. Et il a travaillé à disjoindre, à rendre irréconciliables, ces deux éléments, liberté et calme, dont la complémentarité construit l'harmonie civile.

     

    « On est d'accord, je pense, sur l'impossibilité du despotisme, ou de l'établissement de tout pouvoir qui n'a pas pour but le bonheur de tous ; on l'est aussi, sans doute, sur l'absurdité d'une Constitution démagogique* qui bouleverserait la société au nom du peuple qui la compose. »

     

    Impossibilité : elle ne veut pas dire que ça n'ait pas existé (certes) ni que ça ne puisse exister (hélas), mais juste que ce n'est pas la bonne option.

    *« J'entends par Constitution démagogique, celle qui met le peuple en fermentation, confond tous les pouvoirs, enfin la constitution de 1793. » dit-elle en note.

    En clair : honte à toi Maximilien. Voilà, ça c'est fait …

    Mais de fait elle ne pourra s'empêcher d'y revenir à plusieurs reprises dans le livre, si intense fut le trauma de la Terreur pour «nous, les contemporains, les compatriotes des victimes immolées dans ces jours de sang »

     

    Néanmoins, signature de sa force d'intellect et de caractère, autant que de la sincérité de son désir démocratique, Germaine l'impartiale ne se laisse pas entraîner à jeter le bébé avec l'eau du bain (de sang).

    « C'est donc en écartant cette époque monstrueuse, c'est à l'aide des autres événements principaux de la Révolution de France et de l'histoire de tous les peuples, que j'essaierai de réunir des observations impartiales sur tous les gouvernements. »

     

  • La passion de la raison (1/22) Le bonheur tel qu'on peut l'obtenir

    « Quelle époque ai-je choisie pour faire un traité sur le bonheur des individus et des nations ! » s'exclame Germaine de Staël* en commençant De l'influence des passions sur le bonheur des individus et des nations

    (1796. Dans cet ensemble d'essais est inclus De l'esprit de parti qu'on vient de lire).

     

    Ce titre ne peut manquer d'évoquer le mot célèbre de Saint-Just Le bonheur est une idée neuve en Europe.** Pour en admettre la pertinence, il faut à mon avis le compléter : le bonheur pour tous.

    En fait l'idée neuve à cette époque, c'est plutôt l'égalité. C'est au nom de l'égalité que Saint-Just et ses copains n'ont pas hésité à couper court au bonheur de pas mal de monde …

     

    « Avant d'aller plus loin, l'on demanderait, peut être, une définition du bonheur » (oui bonne idée)

    « le bonheur, tel qu'on le souhaite, est la réunion de tous les contraires ;

    c'est, pour les individus, l'espoir sans la crainte, l'activité sans l'inquiétude, la gloire sans la calomnie, l'amour sans l'inconstance, (…) le bien de tous les états, de tous les talents, de tous les plaisirs, séparé du mal qui les accompagne »

    (De l'influence des passions sur le bonheur des individus et des nations. Introduction)

     

    Autrement dit le beurre, l'argent du beurre, et le sourire de la Suissesse. Souhait rarement exaucé pour un individu, Germaine en a su quelque chose pour son compte, elle le dira.

     

    Quant au plan collectif

    « Le bonheur des nations serait aussi de concilier ensemble la liberté des républiques et le calme des monarchies, l'émulation des talents et le silence des factions, l'esprit militaire au dehors et le respect des lois au-dedans »

    Voilà qui évoque les questions que soulèvera Alexis de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique.

     

    Bref si l'on résume la situation « le bonheur, tel que l'homme le conçoit, c'est ce qui est impossible en tout genre »

    Mais ce n'est pas une raison pour y renoncer. Faut juste y travailler un peu :

    « le bonheur, tel qu'on peut l'obtenir, le bonheur sur lequel la réflexion et la volonté de l'homme peuvent agir, ne s'acquiert que par l'étude de tous les moyens les plus sûrs pour éviter les grandes peines. C'est à la recherche de ce but que ce livre est destiné. »

    Voyons donc.

     

    *Encore ? Ben oui en fait j'ai eu envie de rester encore un peu en sa compagnie. Et de l'écouter nous parler aussi d'autre chose que de politique (qui a dit ouf ?)

    **Allusion au « droit au bonheur » inscrit dans la toute jeune Constitution des Etats-Unis.

     

  • Staël l'impartiale (14/14) Peu d'hommes assez forts

    « Il y a, dans la Révolution, des hommes dont la conduite publique est détestable, et qui, dans les relations privées, s'étaient montrés plein de vertus.

    Je le répète, en examinant tous les effets du fanatisme, on acquiert la démonstration que c'est le seul sentiment qui puisse réunir ensemble des actions coupables et une âme honnête (...)

    Quel supplice que la situation qui permet à un homme estimable de se juger, de se voir ayant commis de grands crimes ! C'est d'une telle supposition que les Anciens ont tiré les plus terribles effets de leurs tragédies ; ils attribuent à la fatalité les actions coupables d'une âme vertueuse (…)

    La main de fer du destin n'est pas plus puissante que cet asservissement à l'empire d'une seule idée, ce délire que toute pensée unique fait naître dans la tête de celui qui s'y abandonne ;

    c'est la fatalité pour ces temps-ci que l'esprit de parti, et peu d'hommes sont assez forts pour lui échapper. »

    Germaine de Staël (De l'esprit de parti)

     

    Homme de loi, honnête, amoureux de la démocratie, tel était Robespierre en 1789. Il est l'exemple le plus frappant du phénomène par lequel l'esprit de parti réunit ensemble des actions coupables et une âme honnête. L'esprit de parti, cette machine à produire le fanatisme, la polarisation guerrière de la société.

    La question est, comme souvent : où est la poule où est l'oeuf ?

    Dans le cas de Robespierre, la lutte (réelle et acharnée) des anti-progrès, des anti-révolutionnaires, contre les efforts de construction d'une nouvelle société est-elle la seule cause de ce qu'il faut bien nommer une décompensation de type paranoïaque, cet asservissement à l'empire d'une seule idée, ce délire  ?

    Mais peut être en fait cette tendance préexistait-elle en lui ? Difficile de trancher (si l'on ose dire).

    (Telle est entre autres la question de Marcel Gauchet dans son passionnant Robespierre, l'homme qui nous divise le plus. Gallimard 2018)

     

    Germaine y voit une fatalité. Parler de fatalité, c'est interpréter selon le prisme tragique. Dans les temps de crise historique majeure comme fut la Révolution, les mécanismes à l'œuvre peuvent s'emballer jusqu'à produire un chaos (cf 13/14). Chaos d'événements contradictoires, chaos pour les cœurs et les intelligences (et aussi les corps qui s'y trouvent broyés).

    Alors, comme dans la tragédie antique, les protagonistes semblent d'une certaine manière devoir être exemptés de leur culpabilité individuelle, emportés qu'ils sont par le cours d'une fatalité à la force surhumaine.

    Et peu d'hommes sont assez forts pour lui échapper. Pour maintenir leur humanité à travers des temps déshumanisants.

    Peu d'hommes oui, mais quelques-uns heureusement.

    Sans oublier beaucoup de femmes.

    En particulier l'une d'elles, qui a voulu et su rester lucide, responsable, authentiquement démocrate, malgré la tentation aliénante de l'esprit de parti.

    Une femme nommée Germaine de Staël.