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  • Staël l'impartiale (11/14) Son propre intérêt ne l'éclaire point

    « L'esprit de parti doit être de toutes les passions celle qui s'oppose le plus au développement de la pensée, puisque, comme nous l'avons déjà dit, ce fanatisme ne laisse pas même le choix des moyens pour assurer sa victoire, et que son propre intérêt ne l'éclaire point, quand il est entièrement de bonne foi. »

    Germaine de Staël (De l'esprit de parti)

     

    Comme tout état d'aliénation, l'esprit de parti va à l'encontre de l'intérêt de qui y est asservi.

    « On veut toujours son bien, mais on ne le voit pas toujours : jamais on ne corrompt le peuple, mais souvent on le trompe, et c'est alors seulement qu'il paraît vouloir ce qui est mal »

    dit Rousseau (Du Contrat social II,3 Si la volonté générale peut errer)

     

    Cet errement/erreur/errance de la volonté générale, qui débouche sur un marché de dupes, a un nom : le populisme. On reste encore stupéfait de ses récents aperçus.

    Que le millionnaire Trump ait trouvé beaucoup d'électeurs dans les milieux d'affaires n'est pas pour étonner. Ni que ses connivences avec l'extrême-droite religieuse et raciste lui en aient fourni un autre bon contingent.

    Mais qu'une grande part de l'Amérique des malmenés du système lui ait voué un culte : voilà qui est incompréhensible pour un esprit rationnel.

    Précisément sans doute parce qu'il s'est présenté comme anti-système. La magie du mot producteur de fantasmes (cf 7/13) a prévalu sur la réalité observable.

    De même qui avait réellement à gagner au brexit ? Réponse : certains politiques d'un cynisme à toute épreuve, pour prendre le pouvoir face à ceux de l'autre parti.

    Un pouvoir dont ils se sont trouvés plutôt encombrés quand il a fallu gérer les conséquences dans la vraie vie du fantasme populiste.

    On pourrait multiplier hélas les exemples, du Brésil à la Turquie, en passant par la Russie bien sûr. Le plus clair c'est que chacun de ces épisodes a été, est encore, porteur de graves dégâts pour les pays et leurs habitants.

    Dévoiement des procédures démocratiques, inégalités creusées, polarités envenimées, tout cela provoquant durcissement des rapports sociaux, extension de la violence. Sans oublier le chaos géopolitique.

     

    « Dans l'esprit de parti, l'on aime mieux tomber en entraînant ses ennemis que triompher avec quelqu'un d'entre eux. »

    Fascinés par leurs doubles, le nez sur le miroir, les partifiés deviennent incapables de la lucidité qui les éclairerait sur leur propre intérêt.

    Bref c'est clair que « L'esprit de parti doit être de toutes les passions celle qui s'oppose le plus au développement de la pensée ».

     

    Pour le dire plus élégamment : l'esprit de parti rend con. Ce qui explique pourquoi il est si difficile d'en sortir.

     

  • Staël l'impartiale (10/14) Comme une espèce de dictature

    « (L'esprit de parti) s'empare de vous comme une espèce de dictature qui fait taire toutes les autorités de l'esprit, de la raison et du sentiment :

    sous cet asservissement, pendant qu'il dure, les hommes sont moins malheureux que par le libre arbitre qui reste encore aux autres passions ;

    dans celle-là, la route qu'il faut suivre est commandée comme le but qu'on doit atteindre : les hommes dominés par cette passion sont inébranlables jusque dans le choix de leurs moyens ; ils ne voudraient pas les modifier, même pour arriver plus sûrement à leur objet :

    les chefs, comme dans toutes les religions, sont plus adroits, parce qu'ils sont moins enthousiastes ; mais les disciples se font un article de foi de la route autant que du but. »

    Germaine de Staël (De l'esprit de parti)

     

    Voilà qui appelle à nouveau la référence à l'analyse freudienne (cf 8/14).

    La dictature en question est double, une sorte de fusée à deux étages.

    C'est d'abord celle du fonctionnement en processus primaire (en gros celui du ça freudien), qui ignore les médiations logiques et temporelles, « qui fait taire toutes les autorités de l'esprit, de la raison et du sentiment. »

    « la foule ne supporte aucun délai entre son désir et la réalisation de ce qu'elle désire (…) Extraordinairement suggestible et crédule, elle est dépourvue d'esprit critique, l'invraisemblable n'existe pas pour elle. »

    note Freud de son côté (Psychologie des foules et analyse du moi chap.2)

     

    Dictature du pulsionnel qui peut ouvrir la voie à l'emprise d'un chef (gourou, führer, guide) dans la mesure où il sait manier les modes du processus primaire pour en fonder son pouvoir.

    La mise en place d'un assujettissement parfaitement caractérisé par Germaine : « les chefs, comme dans toutes les religions, sont plus adroits, parce qu'ils sont moins enthousiastes ; mais les disciples se font un article de foi de la route autant que du but. »

     

    C'est que le chef, expliquera Freud, est mis par ses suiveurs à la place de leur idéal du moi.

    Emprise complexe où la soumission au chef devient dans un absurde retournement une affirmation d'identité. L'enthousiasme à suivre caractérisant le partifié selon Germaine rejoint à mon sens l'analyse de la personnalité d'Eichmann par Hannah Arendt*.

    Déficit d'intériorité, inaptitude à l'autonomie, déni de responsabilité personnelle : les ingrédients de la banalité du mal. En effet, note encore Germaine,

    « Il n'est point de passion qui doive plus entraîner à tous les crimes, par cela même que celui qui l'éprouve est enivré de meilleure foi, et que le but de cette passion n'étant pas personnel à l'individu qui s'y livre, il croit se dévouer en faisant le mal, conserve le sentiment de la vertu en commettant les plus grands crimes. »

    Dès l'instant qu'il croit se dévouer, être dans la vertu en accomplissant le pire mal, parce qu'il est sous l'emprise de sa foi aveugle aux paroles du chef qui le délivre des affres du libre-arbitre, le partifié devient une arme sans affect, un robot. 

     

    *Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal (1963)

  • Staël l'impartiale (9/14) Par l'intérêt d'une haine commune

    « L'esprit de parti unit les hommes entre eux par l'intérêt d'une haine commune, mais non par l'estime ou l'attrait du cœur (…) l'on n'établit les relations d'attachement et de reconnaissance qu'entre les personnes du même avis : la limite de son opinion est aussi celle de ses devoirs (…)

    Les grandes qualités d'un homme qui n'a pas la même religion politique que vous ne peuvent être comptées par ses adversaires ; les torts, les crimes mêmes de ceux qui partagent votre opinion, ne vous détachent pas d'eux. »

    Germaine de Staël (De l'esprit de parti)

     

    Il est troublant de constater combien ces remarques peuvent s'appliquer aujourd'hui au mécanisme de morcellement tous azimuts à l'œuvre dans la société.

    En politique, passer dans l'opposition après une élection équivaut à mener une guérilla constante contre le pouvoir. Histoire de justifier leur réflexe pavlovien d'opposition, certains s'emploient même à répandre le soupçon d'illégitimité non seulement sur leurs concurrents, mais sur les procédures du suffrage démocratique, pour la raison qu'il les a évincés.

    Gageons que s'ils se trouvent un jour élus selon ces procédures, ils revendiqueront sans vergogne leur absolue légitimité ...

     

    Mais les dégâts de cet esprit de parti exacerbé dépassent le cadre des structures politiques. Aux deux extrêmes si l'on peut dire. La religion politique utilise en certains cas la religion tout court, et l'esprit de parti se mue en idéologies que certains caractérisent comme de nouveaux fascismes.

    Mais aussi, et de manière plus fondamentale encore peut être, l'esprit de parti se met à imprégner tous les rapports sociaux.

    Les divergences d'opinion et d'intérêts ne travaillent plus guère à se résoudre dans un débat régulé, argumenté, fondé sur le double garde-fou de la rationalité et de la réalité. Les différences font l'objet d'absurdes partitions quasi-ethniques dans la recherche d'une identité victimaire*.

    Sur les réseaux dits sociaux** l'on voit gagner la viralité des phénomènes pulsionnels d'adhésion ou d'exclusion, au détriment du débat, ou simplement de l'échange et du dialogue.

    Ce n'est pas (seulement) ici scrogneunisme ronchon d'une sexagénaire. Je renvoie aux analyses de jeunes adultes de la génération internet***. Réconfort en les lisant : si jeunesse et vieillesse savent ensemble, elles pourront ensemble.

     

    *cf l'analyse (et l'expérience) de Caroline Fourest dans Génération offensée (Grasset 2020)

    **expression d'Éric Sadin (Le règne de l'individu tyran. Grasset 2020) Pour ma part je dis carrément les résasociaux.

    ***La société du sans contact (François Saltiel Flammarion 2020)

    J'ai vu naître le monstre (Samuel Laurent Les Arènes 2021)

    Le populisme au secours de la démocratie ? (Chloé Morin Gallimard le Débat 2021)