Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

- Page 3

  • Staël l'impartiale (5/14) L'horreur des opinions modérées

    « C'est sans doute à l'instinct secret de l'empire que doit avoir le vrai sur les événements définitifs, du pouvoir que doit prendre la raison dans les temps calmes ; c'est à cet instinct qu'est due l'horreur des combattants pour les artisans des opinions modérées ;

    les deux factions opposées les considèrent comme leurs plus grands ennemis, comme ceux qui doivent recueillir les avantages de la lutte, sans s'être mêlés du combat ; comme ceux enfin qui ne peuvent obtenir que des succès durables alors qu'ils commencent à en obtenir. »

    Germaine de Staël (De l'esprit de parti)

     

    Ces réflexions ne sont certes pas théoriques pour G de Staël qui a été en butte personnellement à l'horreur des combattants pour les artisans des opinions modérées, avec ses amis Girondins et autres. Elle ne réussit à sauver sa tête en septembre 1792 qu'en regagnant vite fait le château de papa Necker dans sa calme Suisse natale.

     

    La guerre sans merci décrétée par les extrémistes des deux bords aux modérés procède d'un aveu inconscient (ce qu'elle discerne dans sa remarquable finesse d'analyste des passions et nomme ici l'instinct secret).

    Dans l'ordre démocratique en effet seule la modération peut construire : telle est la vérité/réalité honnie des extrémistes.

    Car la modération, choisissant pour lieu la place médiane et pour moyen la médiation, pose une sorte de zone verte que les belligérants sont censés respecter, une zone de cessez-le-feu.

    Un no man's land, au sens propre : un lieu qui n'appartient pas à l'un des camps, mais où chacun peut venir faire entendre son point de vue et défendre ses intérêts.

     

    Remarquons le terme artisans d'opinions modérées. Il s'agit en effet, dans la position médiane, d'un patient travail de construction avec les matériaux des différents camps.

    Les résultats de ce travail seront les seuls durables, dans la mesure où ils peuvent échapper à la spirale indéfinie de la vengeance qui est le lien infernal entre les camps extrêmes. Ainsi les acquis de la Révolution tiennent dans les structures et lois mises en place dans les deux premières années.

    Et la preuve que la modération fait du solide, est que les folies et le chaos qui ont suivi durant la Terreur n'ont pas tout cassé.

     

    Mais le problème, elle le dit, est qu'il faut commencer, amorcer la pompe, se lancer pour initier ce mouvement de construction. Prendre le risque d'aller se placer au milieu, dans la ligne de mire des tireurs des deux camps : tout le courage des modérés est là de tout temps.

    Et ce n'est pas un risque imaginaire. Les Girondins furent guillotinés, et Yitzhak Rabin assassiné.

     

     

  • Staël l'impartiale (4/14) Le paradoxe du fanatique

    « Le pur fanatisme, dans tous les temps, et pour quelque but que ce soit, n'existe que dans un certain nombre d'hommes qui auraient été catholiques ou protestants dans le XVI° siècle, et qui se font aujourd'hui aristocrates ou jacobins.

    Ce sont des esprits crédules, soit qu'ils se passionnent pour ou contre les vieilles erreurs ; et leur violence, sans arrêt, leur donne le besoin de se placer à l'extrême de toutes les idées, pour y mettre à l'aise leur jugement et leur caractère. »

    Germaine de Staël (De l'esprit de parti)

     

    On saisit ici toute la pertinence de la réflexion qui consiste à analyser le politique comme émanation du fonctionnement affectif. Ce qu'elle appelle pur fanatisme, c'est un engagement idéologique si dogmatique qu'il ne peut qu'induire des actes radicaux.

    Avec une grande perspicacité psychologique, elle discerne ce que je nommerais le paradoxe du fanatique. Loin d'être l'homme de décision et de conviction qu'il se croit, se veut, il est en réalité un esprit crédule.

    Le fanatique a profondément besoin de croire. C'est un certain suivisme qui fait le fond de son caractère. Il a besoin pour exister de s'agréger à un camp.

    Durant la Révolution ce fut pour ou contre les vieilles erreurs. L'absolutisme de l'Ancien Régime, étayé par l'obscurantisme religieux : les royalistes ultras furent à fond pour, les jacobins extrémistes à fond contre.

    Qu'une option fût sans conteste plus juste que l'autre masque en fait la réalité profonde qui intéresse ici Germaine : les fanatiques des deux bords ne faisaient que chercher à satisfaire le même tropisme vers la violence.

    Incapable de juger sainement, dans son besoin de se placer à l'extrême des idées, dans tout l'emportement qu'il déploie, le fanatique est paradoxalement un exemple de passivité selon les critères spinozistes.

    Confondant fermeté et violence, il confond la décision et l'impulsion, l'action et une agitation pas moins vaine pour être plus meurtrière.

     

    On peut émettre l'hypothèse que le fait d'être femme est pour beaucoup dans la justesse de cette analyse. Le fanatisme peut être vu comme une caricature du fonctionnement social valorisé pour les hommes, du jugement et du caractère que la société propose en guise de comportement prétendu viril.*

    Analyse certes pas périmée, des rivalités grotesques entre acteurs de la vie politique, au plan national comme international, au sanglant fanatisme religieux qui n'a rien a envier à celui dont Germaine prend l'exemple au XVI° siècle.

     

     

    *Dans Le coût de la virilité (Anne Carrière 2021), Lucile Peytavin montre comment cette acculturation virile par la violence est un énorme gâchis humain, social, financier. Pour les femmes ce n'est pas à démontrer, mais pour les hommes aussi, car elle leur barre la route d'une virilité harmonieuse et heureuse.

     

  • Staël l'impartiale (3/14) Une sorte de fermentation

    « Il faut avoir vécu contemporain d'une révolution religieuse ou politique pour savoir quelle est la force de cette passion (l'esprit de parti). Elle est la seule dont la puissance ne se démontre pas également dans tous les temps et dans tous les pays.

    Il faut qu'une sorte de fermentation, causée par des événements extraordinaires, développe ce sentiment, dont le germe existe toujours chez un grand nombre d'hommes, mais peut mourir avec eux sans qu'ils aient jamais eu l'occasion de le reconnaître. »

    Germaine de Staël (De l'esprit de parti)

     

    Ce passage m'en évoque fort logiquement un autre :

    « Le temps où s'ordonne un État est, comme celui où se forme un bataillon, l'instant où le corps est le moins capable de résistance et le plus facile à détruire. On résisterait mieux dans un désordre absolu que dans un moment de fermentation, où chacun s'occupe de son rang et non du péril. »

    (J.J. Rousseau Du Contrat social II,10)

     

    Je m'arrête au mot de fermentation que Rousseau emploie dans un contexte tout à fait similaire. Est-ce chez G de Staël un écho explicite à sa pensée ? Ou tout simplement le mot s'impose-t-il de lui-même, dans sa richesse métaphorique ?

    Fermentation dans le processus de vinification, de levée de la pâte à pain. La fermentation révolutionnaire veut produire une nouvelle nourriture pour le corps social, plus équilibrée, plus saine. Mais la fermentation a ses ratés. Le vin peut aigrir, la pâte retomber, la nourriture se faire pourriture.

    Ce sont ces ratés qui interrogeront Germaine. Et elle y verra l'effet du mauvais germe de l'esprit de parti.

    Je précise d'emblée qu'elle entend le terme au sens fort. Non comme le simple fait de se reconnaître d'un parti, d'une opinion, mais une sorte de fanatisme. En tous cas ici sa caractérisation en virus présent à l'état endémique dans le corps social, et que les circonstances font s'exprimer : voilà un rapprochement qui ne peut que nous parler (doublement).

     

    S'occuper de son rang et non du péril est bien le signe que le ver est dans le fruit de l'élan collectif (tant qu'on y est, multiplions les métaphores). Pour défendre ou conquérir ce rang on se situera selon une logique de rivalité et non de coopération. Le germe endémique est clairement là : désir de pouvoir, de se faire une place.

    S'il n'est pas réservé au domaine politique, et existe toujours chez un grand nombre d'hommes dit Germaine à juste raison, il est en politique, si l'on y songe, d'un illogisme scandaleux, une contradictio in terminis.

    Les partis oui, l'esprit de parti non : telle pourrait être la devise de l'organisation démocratique.

    Faute de quoi, la rivalité pour le pouvoir produit l'impuissance, rendant impossible la communauté d'action nécessaire à la construction et à la vie du corps social.