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  • La passion de la raison (8/22) En avant de tout ce qui nous manque

    « L'amour de la gloire se fonde sur ce qu'il y a de plus élevé dans la nature de l'homme ;

    l'ambition tient à ce qu'il y a de plus positif (de concret) dans les relations des hommes entre eux ;

    la vanité s'attache à ce qui n'a de valeur réelle ni dans soi, ni dans les autres, à des avantages apparents, à des effets passagers ; elle vit du rebut des deux autres passions. »

    (G de Staël. De la vanité)

     

    Irréalité, apparence, éphémérité : toute l'inconsistance de la vanité au sens classique. Le sens moderne de fatuité s'y mêle dans ce chapitre.

    Germaine commence ainsi par quelques portraits à la manière de La Bruyère.

    Damon le snob qui « n'a qu'un but dans l'existence, c'est de vous parler des grands seigneurs avec lesquels il a passé sa vie. »

    Licidas qui, comme dirait Brel, voudrait bien avoir l'air mais qu'a pas l'air du tout.

    Cléon le mytho qui se croit le centre du monde, « et cette crédulité dans son propre mérite a bien quelques-uns des avantages de tous les cultes fondés sur une ferme croyance. »

    Puis l'humour de la caricature cède la place à des considérations beaucoup moins drôles.

    La vanité est un « égoïsme qui détruit la possibilité d'aimer ; il n'y a point de but plus stérile que soi-même ; l'homme n'accroît ses facultés qu'en les dévouant en dehors de lui (…)

    La vanité, l'orgueil, donnent quelque chose de stationnaire à la pensée, qui ne permet pas de sortir du cercle le plus étroit. »

    La vanité est ici caractérisée comme narcissisme absolu. Le vaniteux reste en arrêt, stationnaire, tel Narcisse fasciné par son reflet inscrit dans le cercle étroit de la fameuse mare.

    Dans une vision du monde ainsi circonscrite à son ego, un mouvement centrifuge, un élan libidinal en dehors de soi, vers l'autre, a du mal à s'initier.

     

    Après tout pourquoi pas, pourrait-on dire cyniquement. Sauf que du point de vue du bonheur qui intéresse Germaine, la vanité travaille surtout à ulcérer les blessures narcissiques, et renvoie à un insondable vide intérieur.

    « La vanité est bien plus active sur les succès dont on doute, sur les facultés dont on ne se croit pas sûr ; l'émulation excite nos qualités véritables (car les qualités d'autrui interrogent la réalité des nôtres);

    la vanité se place en avant de tout ce qui nous manque. »

     

    Elle analyse pour finir deux cas particuliers*.

    La vanité féminine, faite de coquetterie et de rivalité des femmes entre elles, est en fait à son avis le dommage collatéral sur le deuxième sexe de la vanité première du macho moyen qui « comme Pygmalion, ne se prosterne que devant sa propre image. »

     

    Le concours de frime dans les assemblées révolutionnaires, « l'envie de surpasser l'orateur précédent, de se faire applaudir après lui. »

    Mais, espère-t-elle, le fonctionnement solide d'une juste république une fois établi, « le besoin de jouer un rôle n'existera peut être plus en France. »

    Quoique ? « Cette espérance est peut être une chimère. »

    Peut être, oui.

     

    *trop circonstanciés l'un et l'autre pour que je les détaille ici, mais j'y renvoie la lectrice-teur.

     

  • La passion de la raison (7/22) Le besoin des récompenses de l'opinion

    « C'est en méditant sur l'ambition que je parlerai de tous les succès éphémères qui peuvent imiter ou rappeler la gloire ; mais c'est d'elle-même, c'est à dire de ce qui est vraiment grand et juste, que je veux d'abord m'occuper. »

    (G de Staël. De l'amour de la gloire)

     

    Le mot important est imiter. Il donne le critère du parallèle que G. de Staël établit entre l'amour de la gloire et l'ambition. Les deux procèdent du même désir mais la seconde n'est qu'une pâle imitation du premier, sa contrefaçon.

    L'orgueil qui sous-tend ces deux passions n'est pas condamné au plan moral par Germaine. Ce qui la gêne davantage est que le désir de reconnaissance qui les caractérise vienne contrarier le bonheur.

    « Je ne cherche point à détourner l'homme de génie de répandre ses bienfaits sur le genre humain ;

    mais je voudrais retrancher des motifs qui l'animent le besoin des récompenses de l'opinion ;

    je voudrais retrancher ce qui est l'essence des passions, l'asservissement à la puissance des autres. »

    (De l'amour de la gloire)

     

    L'asservissement à la puissance des autres va servir d'échelle pour classer les trois déclinaisons de l'orgueil.

     

    En haut, l'amour de la gloire, qui, dit-elle, « est aussi rare que le génie, et presque jamais il n'est séparé des grands talents qui font son excuse. » Des talents qui portent à leur mise en œuvre.

    Cette passion est donc active, elle recherche un effet réel et « ne peut être trompée sur son objet ; elle veut, ou le posséder en entier, ou rejeter tout ce qui serait un diminutif de lui-même. »

     

    Un cran (ou plusieurs) au-dessous, l'ambition.

    « Par l'ambition, je désigne la passion qui n'a pour objet que la puissance, c'est à dire la possession des places, des richesses ou des honneurs qui la donnent »

    (De l'ambition)

     

    Résultat l'ambitieux « a besoin de la première, de la seconde, de la dernière place dans l'ordre du crédit et du pouvoir, et se rattache à chaque degré, cédant à l'horreur que lui inspire la privation absolue de tout ce qui peut combler, ou satisfaire, ou même faire illusion, à ses désirs. »

    Cette accroche à la moindre parcelle ou apparence de pouvoir signe la médiocrité de l'ambitieux. Et son illogisme : la soif de pouvoir pour le pouvoir aboutit à un asservissement à la puissance des autres de le lui donner ou pas. On a ici la clé du comportement démagogique.

     

    Au bas de l'échelle enfin, l'orgueil sous sa forme de vanité. On verra la prochaine fois avec quelles verve et pertinence G de Staël l'analyse.

  • La passion de la raison (6/22) Le moins d'égoïsme

    « Tout le monde croit avoir eu de l'amour, et presque tout le monde se trompe en le croyant ; les autres passions sont beaucoup plus naturelles, et par conséquent moins rares que celle-là ; car elle est celle où entre le moins d'égoïsme. »

    (G de Staël. De l'influence etc. Note qu'il faut lire avant le chap De l'amour)

     

    On va lui laisser la responsabilité de la première partie de cette affirmation. Quoique. Si l'amour est la passion où entre le moins d'égoïsme, qui peut dire sincèrement qu'il a vraiment aimé ?

    La définition de l'amour comme contraire de l'égoïsme m'évoque surtout la conception freudienne de la dynamique psychique : elle se joue dans la tension entre pulsions d'auto-conservation et pulsions libidinales.

    Pour schématiser, disons que la libido travaille à investir le territoire occupé par le souci de soi (d'abord angoisse primitive devant le monde-non-soi, puis de là narcissisme) pour y faire entrer l'intérêt pour l'autre, le goût des autres.

    Dans Malaise dans la culture, Freud considère que la libido est ainsi, de proche en proche, une force d'association, qui permet d'initier la construction d'ensembles de plus en plus vastes.

    On peut donc dire que l'amour a d'emblée un rapport avec le fait politique au sens large. Ce qui donne raison à la perspective staëlienne qui lie fermement les niveaux individuel et collectif des passions.

     

    Elle poursuit en signalant les confusions possibles sur la définition de l'amour, avec des exemples littéraires, des Anciens jusqu'à Goethe ou Rousseau.

    Par rapport aux autres affections du cœur, poursuit-elle

    « L'amour seul nous est représenté, tantôt sous les traits les plus grossiers, tantôt comme tellement inséparable ou de la volupté, ou de la frénésie, que c'est un tableau plutôt qu'un sentiment, une maladie plutôt qu'une passion de l'âme. »

     

    Germaine de Staël, on le sait, a eu une vie amoureuse intense, aussi intense que sa vie littéraire et politique. Comme en politique, elle a tenté de la vivre en associant l'engagement et la lucidité (ne s'aveuglant ni sur ses défauts ni sur ceux de ses maris et amants).

    En fait elle a synthétisé en théorie comme en pratique les trois composantes de l'amour repérées depuis Platon :

    éros (amour sensuel, passion au sens courant), agapê (amour oblatif où entre le moins d'égoïsme), et philia (amour-amitié, compagnonnage, collaboration).

    Une philia qui serait peut être le plus exact opposé de l'esprit de parti.

     

    Bon, cela étant, l'amour sera pour plus tard.

    ... Non non pas d'angoisse, lectrice-teur, je veux juste dire plus tard dans notre lecture (au n°12 si tu veux tout savoir).