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Sacré gars lopin ...

Le parler que j'aime, c'est un parler simple et naïf, tel sur le papier qu'en la bouche ; un parler succulent et nerveux, court et serré, non tant délicat et peigné que comme véhément et brusque « le bon style sera celui qui frappera » (épitaphe du rhéteur Lucain), plutôt difficile qu'ennuyeux, éloigné d'affectation, déréglé, décousu et hardi  ; chaque lopin y fasse son corps, non pédantesque, non fratesque, non pleideresque, mais plutôt soldatesque.

(Essais I,26 De l'institution des enfants)

 

Le parler : l'acte de livrer une parole, orale ou écrite. Une vraie parole, qui ait une consistance. Une parole vraie, qui procède de la sincérité de son auteur.

Sincérité, droiture, d'où découle le côté direct, cette brusquerie qui sait trancher. Comme l'épée évoquée implicitement dans la citation de Lucain et plus explicitement dans le mot soldatesque.

 

Le parler : mot qui unit le fond et la forme, qui ne dissocie pas ce qu'on dit et la manière de le dire. Infinitif substantivé. L'acte et son résultat ensemble. Et qui plus encore ne dissocie pas la parole de son auteur. Montaigne aurait je pense souscrit au mot de Lacan le style c'est l'homme. (En fait il me semble me souvenir que Lacan en disant cela cite quelqu'un mais j'ai oublié qui). Le parler c'est le verbe, et il n'est de verbe audible que fait chair.

 

Chaque lopin y fasse son corps. Extraordinaire formule. Il y a quelque chose que j'éprouve toujours à la lecture des Essais, c'est la densité du style. Parfois je perçois un passage globalement, je pense avoir compris. Et puis je relis et je décèle tout à coup un monde sous un mot, un monde d'images, d'évocations, d'histoires. Alors oui, c'est vrai, chaque petite parcelle de texte, chaque lopin, devient un immense ensemble, un corps entier.

 

La dissociation de la parole et de la vie réelle, du verbe et de la chair est envisagée dans trois cas de figure, trois mauvaises façons de faire corps.

 

Le parler pédantesque vise ceux qui se posent en donneurs de leçons, en enseignants, mais sont incapables de vivre et de faire ce qu'ils enseignent. Les pédants peuvent être de ces enseignants répétitifs plus que répétiteurs, et conformistes plus que créateurs, que nous avons tous plus ou moins rencontrés. Mais ceux-là sont plus dérisoires que dangereux. Les pédants ridicules et dangereux à la fois sont de nos jours ceux qui se permettent de faire la leçon au bon peuple, en se gardant bien de se l'appliquer à eux-mêmes.

Exemples entre mille : profs d'économie bien planqués dans les universités ou organismes publics qui prêchent la réduction des (autres) fonctionnaires, ou entrepreneurs chantres de la prise de risque. Un risque qu'ils laissent de bon cœur à leurs employés flexibles, s'assurant pour leur part la protection de l'Etat en raclant sans vergogne toutes les « aides » possibles.

Je ne m'étends pas, chacun pourra trouver ses exemples.

 

Le parler fratesque se reconnaît à son onction et sa cautèle, c'est un prêchi prêcha aussi tartufe que positivant. De nos jours il est davantage le fait de gourous que de Jésuites (fussent-ils papes ?). Ces gourous prétendus thérapeutes, qui dispensent à longueur de best sellers ou de stages-à-gogos leurs commandements de « développement personnel ». Ou encore ces philosophes qui font dans le néo-stoïcisme guimauve, cherchez l'erreur et l'oxymore.

 

Le parler pleideresque, celui des juges et avocats, des hommes de loi. Il en faut, et d'ailleurs Montaigne ne crache pas toujours dans ce qui était sa soupe. Mais chose si facile à pervertir. C'est bien là le fonctionnement du pervers, invoquer sans cesse la loi non pour s'y soumettre et la poser en tiers, mais en s'identifiant à elle. Les règles du jeu sont celles de mon je.

Effort de conviction dévoyé en manipulation, quand il s'agit « d'avoir raison de » au sens de vaincre et de contraindre. Parler pleideresque aussi bien de la publicité que de l'argumentaire biaisé des lobbyistes. Parler pleideresque aussi des gardiens autoproclamés des orthodoxies religieuses, genre ceux qui invoquent des délits de blasphèmes comme au bon vieux temps de feu l'Inquisition. Et qui du coup ne dédaignent pas non plus le parler soldatesque, mais pas hélas au sens métaphorique.

 

Le style soldatesque de Montaigne, lui, consiste à « y aller », à foncer. Dans la densité du réel aussi bien que de ses pensées. Attaquer les choses et les concepts bille en tête, se tenir sur la brèche, déréglé décousu et hardi.

Comment ne pas se rallier à son panache de soldat-rhétoricien ?

Et comment ne pas dévorer avec toujours plus d'appétit sa nourriture de fin cuisinier au parler succulent, court et serré, antidote indispensable à toutes les clabauderies, inanités et âneries que nous essuyons ad nauseam.

 

 

 

 

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