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Humanité de la peur

Considérations actuelles sur la guerre et la mort est un petit essai écrit par Freud en 1915. Actuelles étaient ses considérations dans la guerre d'alors, et les guerres en cours s'emploient avec beaucoup de succès à en maintenir l'actualité. Cause de ces considérations : la guerre surprend toujours les gens intelligents. On a beau en savoir un brin sur les limites de l'humanité, on se retrouve con. Comme d'autres penseurs, artistes, scientifiques de l'époque, Freud voyait en effet la possibilité de la guerre, mais ne pouvait pas y croire.

 

Parmi les grands livres consacrés à la guerre de 14 par ceux qui l'ont subie, il en est un qui fait bien ressentir ce côté insensé de la guerre. Il s'agit de La Peur (1930) où Gabriel Chevallier rend compte de son expérience de Poilu.

Lucidité sur les enjeux sociaux (vieux de l'élite nantie envoyant à la mort jeunes du « peuple »), les délires d'un nationalisme fétichiste et paranoïaque, l'instrumentalisation politique et religieuse poussant des gens ci-devant civilisés à réactiver l'archaïsme du sacrifice ou du meurtre rituel. La grande force du livre tient à ce que cette réflexion repose sur la place faite au corps, sa légitimité à prendre la parole pour dire sa faim, sa misère, sa peur.

 

Le livre fait saisir comment la surdité à l'égard du corps, le déni ou le mépris de son expression signent un déficit d'humanité. Comment le corps, l'animal, est en fin de compte à travers ses réactions viscérales le garant le plus sûr et même, paradoxalement, le garant le plus rationnel d'humanité. Le corps est notre garde-fou, le corps est véritablement moral, car c'est en lui seul que la vie a lieu, et non dans l'abstraction de grands idéaux, fussent-ils sincèrement « bons » (et il est rare qu'ils le soient). Le titre en forme de provocation le dit bien : la noblesse des hommes en temps de guerre n'est pas dans l'irresponsabilité délirante de la prétendue « bravoure » qui n'est en réalité que pulsion meurtrière et suicidaire. Un homme (ein Mensch), un vrai, se reconnaît à ce qu'il assume de laisser son corps proclamer sa peur du mal du malheur et de la mort.

 

L'humanité est là, dans la difficulté à comprendre comment on peut être assez fou pour aller chercher la mort, qui n'est pourtant pas du style à se faire prier. Dans la difficulté à comprendre comment on peut mourir autrement qu'à son corps défendant, comment on peut ne pas tenir à la vie, cesser de faire corps avec sa vie à soi. Et du même mouvement mépriser la vie de l'autre qui est, comme soi, corps animé du seul souffle de la seule vie.

Oui la guerre surprend les gens intelligents, les gens de simple bon sens qui veulent répondre présents aux perceptions et sensations, reconnaître leur légitimité. Car la morale n'est pas abstraite, pour une bonne raison :

L'objet de notre esprit est le corps existant, et rien d'autre.

(Spinoza, Ethique II, Démonstration prop 13)

 

 

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