« J'apporte aux hommes un présent. Ne leur donne rien, dit le saint, décharge-les plutôt de quelque chose et porte-le avec eux, c'est ce qui leur fera le plus de bien : du moins si cela t'en fait à toi-même aussi ! Et si tu veux leur donner, ne leur donne pas plus qu'une aumône et encore laisse-la leur mendier !
Non, répondit Zarathoustra, je ne fais pas d'aumônes. Je ne suis pas assez pauvre pour cela. » (Nietzsche. APZ Prologue 2)
Un certain humour en filigrane dans ce dialogue. Zarathoustra y joue le rôle du candide devant un vieux saint qu'est venu qu'a vu qu'a vécu. Zarathoustra à qui le texte donne tout de même 40 ans, l'âge de Nietzsche au moment où il écrit. Il y a ici duplication du climat « crise du milieu de vie », qui se résout dans un nouveau départ. Zarathoustra devient la charnière de l'oeuvre de Nietzsche, comme son écriture est une charnière dans sa vie.
Grande proximité, à cet égard, avec les Essais (oui encore), particulièrement dans la dramatisation, la mise en scène de la prise de parole. Dramatisation accentuée ici. Certes dans les Essais c'est Monsieur des Essais qui parle, non le Montaigne réel, mais c'est de Montaigne qu'il essaie de parler. Zarathoustra lui, est posé d'emblée comme personnage de fiction. Projection du Nietzsche réel, oui, mais il n'est pourtant qu'un être de papier et de mots. On se demande cependant si, pour le philosophe philologue, Zarathoustra n'est pas aussi vivant que lui Nietzsche être de chair, voire plus authentiquement vivant du fait de sa seule existence de Verbe.
Tout se joue dans ce texte dans l'inversion du sens, le retournement des évidences. Le dialogue opère un chassé-croisé sur la question du donner. Donner n'est pas donner mais décharger, alléger. Décharger n'est pas prendre, mais donner autrement. Donner du moins non du plus.
Justesse psychologique de ce propos, et aussi justesse sociologique, morale. Tout le monde est prêt à balancer sa marchandise, non seulement pour en tirer du fric, mais parfois par conviction que c'est une bonne came qui fera du bien aux gens. Et pourquoi cette idée que c'est du bon ? Parce que c'est du soi. Telle est la vérité sous-jacente ici révélée. Avant d'aller sur les terres de l'altruisme, le don est d'abord, à usage personnel, une façon de consolider son narcissisme. Plus que ce qu'on donne et à qui on le donne, la question est en donnant de s'assurer qu'on a à donner.
Cette phrase révèle donc une façon de concevoir l'être qu'on peut formuler : être, c'est s'avoir. D'où la réponse de Zarathoustra sur l'aumône. Je ne suis pas assez pauvre pour cela. Il découvre qu'il échappe au paradoxe de la pauvreté d'avoir besoin de donner pour se prouver qu'on s'a. Il comprend que s'avoir, être quelqu'un, savoir qui on est, ne sera plus sa question. Il a cessé d'être de lui amoureux ou las. Il n'est que là.