Le passage précédent est incontestablement un des plus émouvants du Zarathoustra : comment ne pas être pris aux tripes par ce chant de la victoire de la vie ? Il est possible que cette émotion soit l'essentiel, et la dynamisation qu'elle induit chez le lecteur.
Nietzsche a maintes fois souligné dans son œuvre (cf note 21 janv)qu'il ne concevait pas la philosophie comme une doctrine ou un enseignement disons faute de mieux « objectifs ». Il est encore insuffisant de dire qu'il s'engage totalement dans sa pensée, ses écrits. C'est plutôt qu'ils font tellement corps avec lui qu'il ne peut mieux faire que présenter ce corps (au sens de vécu à la fois physique, psychique, intellectuel) dans un élan d'authenticité, un désir de donner : c'est le début de Zarathoustra. Une sorte de Ceci est mon corps. Caractère prophétique et christique qui fonde le Zarathoustra, au-delà du simple parti-pris stylistique. Que ce mouvement ait versé dans le délire, quand la maladie a rongé la lucidité de Nietzsche, est un fait indéniable.
Reste que ce lyrisme existentiel de « l'incarnation », qui caractérise le mode nietzschéen a une valeur philosophique radicale (que Nietzsche nomme souvent physiologie) : la véritable pensée est homogène à la vie organique comme psychique. Elle est donc un acte jamais achevé de l'être entier, toujours en évolution tant qu'il est vivant. Il est très profond à cet égard le passage déjà cité « Tu dis 'moi' et tu es fier de ce mot. Mais il y a quelque chose de plus grand, à quoi tu refuses de croire, c'est ton corps et sa grande raison ; la raison du corps ne dit pas moi mais le fait ».
Quant à « salut à toi ma volonté » voilà qui ne peut manquer de nous amener au concept plus nietzschéen que ça tu meurs de Volonté de puissance.
Wille zur (= zu der) Macht. Nietzsche, parmi les différents mots signifiant puissance, choisit celui de même racine que machen = faire, fabriquer, construire. L'enjeu n'est donc pas la domination, la démonstration de force, ce genre de choses. Mais bien la capacité, l'aptitude, la potentialité. Quant à la préposition zu, elle a valeur dynamique, implique déplacement, tension vers. Il s'agit donc dans cette formule non de volonté de posséder une puissance, mais de tension de la volonté vers sa réalisation, son effectivité. Il s'agit d'un pouvoir-faire. Pour Nietzsche lui-même, la volonté de puissance fut libération de créativité, capacité de produire un fruit, son œuvre. Production jamais achevée : cette volonté est aussi un désir, un effort perdurant.
Et ainsi toute ressemblance avec la notion spinoziste de conatus perseverare in suo esse (effort de se maintenir dans son être) n'est nullement fortuite. Dans l'enthousiasme de ce rapprochement, Nietzsche écrit à son ami Overbeck : J'ai un prédécesseur et quel prédécesseur ! Je ne connaissais presque pas Spinoza. Que j'aie eu envie de lui justement maintenant, c'était une action instinctive. (C'est lui qui souligne)