Et si un jour ou une nuit, un démon se glissait furtivement dans ta plus solitaire solitude et te disait : « Cette vie, telle que tu la vis et l'as vécue, il te faudra la vivre encore une fois et encore d'innombrables fois ; et elle ne comportera rien de nouveau, au contraire, chaque douleur et chaque plaisir et chaque pensée et soupir et tout ce qu'il y a dans ta vie d'indiciblement petit et grand doit pour toi revenir, et tout suivant la même succession et le même enchaînement – et également cette araignée et ce clair de lune entre les arbres, et également cet instant et moi même. L'éternel sablier de l'existence est sans cesse renversé, et toi avec lui, poussière des poussières ! » - Ne te jetterais-tu pas à terre en grinçant des dents et en maudissant le démon qui ainsi parla ?
Ou bien as-tu vécu une fois un instant prodigieux où tu lui répondrais : « Tu es un dieu et jamais je n'entendis rien de plus divin ! » Si cette pensée s'emparait de toi, elle te métamorphoserait, toi, tel que tu es, et, peut être, t'écraserait : la question posée à propos de tout et de chaque chose, « veux-tu ceci encore une fois et encore d'innombrables fois ? » ferait peser sur ton agir le poids le plus lourd ! Ou combien te faudra-t-il aimer et toi-même et la vie pour ne plus aspirer à rien d'autre qu'à donner cette approbation et apposer ce sceau ultime et éternel ? (Le gai savoir 341)
Un passage génial à tous égards. Force littéraire dans cette mise en scène romantique en diable (cf le Faust de Goethe ou le « grand jeu » du Hugo de La Légende des siècles), effet hypnotique du rythme en vagues*, et force philosophique du même mouvement. Un passage qui rend évidente l'impertinence d'une distinction simpliste littérature/philosophie, surtout avec certains, Nietzsche ou Montaigne pour ne citer que mes chouchous. Alors juste pour aujourd'hui, lisez-le tranquillement, profitez-en, faites-vous plaisir.
Quant à mon petit commentaire n'espérez pas y échapper (Zara a du mal à s'arrêter de parler, et moi d'écrire, toutes choses égales par ailleurs). Mais ce sera pour la prochaine fois. Je vous laisse (une fois n'est pas coutume) le temps de vous demander vous aussi : il me dit quoi, ce texte ?
* A propos de vagues, vous pouvez aller lire le n°310 du Gai savoir, intitulé « Volonté et vague », où contemplation de la mer (c'était à Gênes), intuition philosophique et jubilation d'écrire ne font qu'un.
« C'est ainsi que vivent les vagues, et c'est ainsi que nous vivons, nous qui voulons »
« Vous et moi, nous avons un seul et même secret ! »
Un texte et un moment de pure grâce.
Commentaires
Merci :vous me donnez l'élan et la "volonté" pour des lectures que je n'aurais pas faites avant de vous entendre.
Vous m'en voyez ravie, parce que c'est le but du jeu !