Un écrivain a rarement un cadavre dans le placard. Il a certes des envies de meurtre envers son éditeur, mais passe rarement à l'acte. En effet qui sait agir ne risque pas de perdre du temps à écrire. C'est pas moi qui le dis c'est Duras. Enfin je le dis aussi mais ça se sait moins.
Faute de cadavres dans le placard, l'écrivain peut se vanter d'avoir des manuscrits morts dans ses tiroirs, les cadavres décomposés de (sa) prose.
Ce sont des écrits morts-nés parfois, non viables parce que ne procédant pas d'une réelle urgence, d'une vérité même discutable, d'un désir même absurde. Alors on a arrêté l'inspiration artificielle, mais on garde le cadavre on ne sait pourquoi. Peut être oui comme font les petits rongeurs, par précaution d'animal pas trop bien placé dans la chaîne de la prédation et qui se garde un petit bout d'os à ronger au cas où.
Parfois les manuscrits sont assassinés. De sang froid, d'une lettre-type désolée de ne pouvoir faire place dans nos collections à votre manuscrit, malgré ses indéniables qualités, qui sans vergogne ose vous souhaiter de trouver une réponse positive chez un confrère. Parfois par inadvertance, d'un mot qui ne pense pas à mal mais qui le fait.
Par indifférence le plus souvent, comme on oublie d'arroser une plante. Et elle se dessèche, silencieusement.
Le manuscrit se dé-compose alors, quels que soient le temps et le travail mis à le composer. La chair des sentiments pourrit, le fil du sens s'embrouille et s'effiloche. Il ne veut plus rien dire. Muet comme une tombe sur la joie ou le malheur qui l'a créé. Mais lorsque tout est nettoyé jusqu'à l'os, restent, sur le papier ou l'écran, le mot, la lettre (gramma). Alors tout à coup l'essentiel vous saute aux yeux. "Grammaticalement correct."
Malgré rejet ou incompréhension, le texte aura toujours accès à un asile indéfectible, la loi du langage. La féroce beauté des cimetières d'écrits vient de là, de l'effrayante et magnifique alchimie de la signification. Cette puissance de donner ou rendre chair à la lettre, dans l'incessant aller-retour entre écriture et déchiffrement interprétatif.
Car ce texte de Basara me fait penser à deux autres. Un passage du livre d'Ezéchiel (37,1-10) où par la puissance du Nom le prophète rend chair et souffle aux ossements desséchés. Laissons de côté la lecture religieuse pour voir dans ce texte une saisissante métaphore du fonctionnement de la langue. Les mots ne sont que des os sans la chair du réel, une chose réduite à sa plus simple expression. Mais ils sont par là-même la passerelle qui relie à tous les sens et toutes les réalités du monde, à toute vie. Il suffit pour cela de faire vivre leur modalité de prophètes (= interprètes/proclamateurs en grec).
Second rapprochement, la phrase sur laquelle Umberto Eco termine Le Nom de la rose. Stat rosa pristina nomine, nomina nuda tenemus : « La rose d'hier subsiste dans son nom mais ils sont nus, les noms dont nous disposons. »
Ajoutons : et c'est très bien ainsi, car la nudité des mots produit, c'est logique, la créativité des stylistes.