« Je comprenais que mourir n'était pas quelque chose de nouveau, mais qu'au contraire depuis mon enfance j'étais déjà mort bien des fois. (…) Ces morts successives, si redoutées du moi qu'elles devaient anéantir, si indifférentes, si douces une fois accomplies et quand celui qui les craignait n'était plus là pour les sentir, m'avaient fait depuis quelque temps comprendre combien il serait peu sage de m'effrayer de la mort ... »
Comme l'ennui (cf 25 juin), la mort est en filigrane de toute la Recherche, mort réelle de certains personnages, mort des amours, et surtout ces morts successives du moi qui ne manqueront pas aux lecteurs de ce blog de rappeler des réflexions récentes & freudiennes. (cf du 20 au 25 mai et du 10 au 15 juin). Mais dans les dernières pages la mort passe au premier plan. Le fil qui suspend l'épée de Damoclès va bientôt se rompre. Marcel l'accepte comme homme, mais c'est l'affolement de l'écrivain. C'est pourquoi il reprend à son compte le motif de Shéhérazade, en l'inversant. Shéhérazade raconte pour sauver sa vie de nuit en nuit. Marcel espère rester en vie le temps nécessaire pour que la gestation de son œuvre soit menée à terme.
« … je recommençais de nouveau à la craindre, sous une autre forme, il est vrai, non pas pour moi, mais pour mon livre, à l'éclosion duquel était, au moins pendant quelque temps, indispensable cette vie que tant de dangers menaçaient. Victor Hugo dit : 'il faut que l'herbe pousse et que les enfants meurent'. Moi je dis que la loi cruelle de l'art est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourions en épuisant toutes les souffrances, pour que pousse l'herbe non de l'oubli mais de la vie éternelle, l'herbe drue des œuvres fécondes, sur laquelle les générations viendront faire gaîment, sans souci de ceux qui dorment dessous, leur 'déjeuner sur l'herbe'. »
Victor Hugo dit, moi je dis. Ici Proust ne se demande plus s'il peut se déclarer ou pas grand artiste, écrivain de génie. La parole sera désormais à la postérité. Quand on se voit déjà inhumé l'humilité devient sans importance. A ce stade du jeu, la seule question est d'être qui on est et faire ce qu'on veut faire. Il consacre donc à son œuvre ses dernières forces. Et c'est un travail terriblement ingrat, une véritable vampirisation.
« ... l'idée de mon œuvre était dans ma tête, toujours la même, en perpétuel devenir. Mais elle aussi (comme les obligations inessentielles de sa vie quotidienne) m'était devenue importune. Elle était pour moi comme un fils dont la mère mourante doit s'imposer la fatigue de s'occuper sans cesse, entre les piqûres et les ventouses. Elle l'aime peut être encore, mais ne le sait plus que par le devoir excédant qu'elle a de s'occuper de lui. »