Ce mouvement final de la Recherche commence au moment où, invité par le prince de Guermantes à une « matinée », le vieux Marcel y retrouve, longtemps après les avoir tous perdus de vue, ceux des autres personnages que la guerre n'a pas tués. Il a d'abord du mal à les reconnaître : on dirait Untel mais grimé en vieux, affublé d'un masque de lui vieilli. Après le suspense, les effets spéciaux : tous ces visages modifiés par un anamorphoseur sans pitié (dirions-nous). Quel effroyable contraste avec le temps où Swann était si charmant, ce temps lointain où avant qu'il arrive « je me (couchais) de bonne heure ».
« … à ce moment-même ce bruit des pas de mes parents reconduisant Monsieur Swann, ce tintement rebondissant, ferrugineux, intarissable, criard et frais de la petite sonnette qui m'annonçait qu'enfin M. Swann était parti et que maman allait monter, je les entendis encore, je les entendis eux-mêmes, eux situés pourtant si loin dans le passé. »
« Pour tâcher de l'entendre de plus près, c'est en moi-même que j'étais obligé de redescendre. C'est donc que ce tintement y était toujours, et aussi, entre lui et l'instant présent, tout ce passé indéfiniment déroulé que je ne savais que je portais. »
Et se déroule alors l'ultime et vertigineuse métaphore du livre, tandis que le narrateur replie son télescope.
« J'éprouvais un sentiment de fatigue et d'effroi à sentir que tout ce temps si long non seulement avait, sans une interruption, été vécu, pensé, sécrété par moi, qu'il était ma vie, qu'il était moi-même, mais encore que j'avais à toute minute à le maintenir attaché à moi, qu'il me supportait, moi, juché à son sommet vertigineux, que je ne pouvais me mouvoir sans le déplacer.
(…) comme si les hommes étaient juchés sur de vivantes échasses, grandissant sans cesse, parfois plus hautes que des clochers, finissant par leur rendre la marche difficile et périlleuse, et d'où d'un coup ils tombaient. »
Pour lui il le sait la chute ne va pas tarder. Mais s'agira-t-il d'une séparation ? Au contraire arrive le moment de faire définitivement corps avec le temps. Maintenant qu'il a rempli sa mission de
« décrire les hommes (cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux) comme occupant une place si considérable, à côté de celle si restreinte qui leur est réservée dans l'espace, une place au contraire prolongée sans mesure – puisqu'ils touchent simultanément, comme des géants plongés dans les années, à des époques si distantes, entre lesquelles tant de jours sont venus se placer – dans le Temps. »
Répondant au « longtemps » qui la commence, le Temps est (et a) le dernier mot de la Recherche. Avec une majuscule, comme une signature.