Réalisée en 1562 ou 63, Dulle Griet (Margot l'enragée) est une des toiles les plus fascinantes de Bruegel (qui pourtant n'est pas avare en fascination).
Réglons d'abord le problème pratique. Vous pouvez 1) aller chercher l'image sur internet 2) braquer le musée Mayer van den Bergh d'Anvers où se trouve la toile : plus compliqué mais bonheur de contempler à loisir ce chef d'œuvre. Jusqu'à votre arrestation. Disons faut être un peu plus motivé pour 2. Moi je m'en fous j'ai une reproduction de qualité (avec en plus zoom sur certains détails) dans un bouquin plein de trucs passionnants sur Bruegel.
Dans un climat clairement apocalyptique donc sombre, sanglant, tourmenté, la toile présente un grouillement de machins plus ou moins identifiables. Un bric à brac d'objets style batterie de cuisine, de soldats style batterie militaire, avec villageoises déchaînées contre soldats style ça commence à bien faire. Suppliciés par ci par là, monstres aux postures abracadabrantesques et formes pareil. Grouillement avec pour horizon le ciel en flammes, attirant l'œil en haut à droite par une explosion de lumière style éclair d'Hiroshima. Bref un tableau vacarme et fulgurance qui vous fascinabasourdit.
La Griet éponyme est placée un peu en dessous et à gauche du centre de la toile. Look mi-femme mi-guerrier, encombrée de choses hétéroclites style coffret ouvragé, poêle à frire ou à crêpes, couteau qui lui pendouille sur la jambe. Sur le ventre gros balluchon blanc que boursoufle une forme informe – cadavre d'enfant ? Elle se propulse d'une enjambée solide de ses panards pointure 46 vers le bord gauche de la toile, brandissant devant elle une longue et fine épée pour s'ouvrir la route dans ce chaos de fin du monde.
On a le sentiment de la voir arriver, au terme de sa longue marche à travers la désolation, là où elle voulait en venir, style Rastignac à nous deux Paris. La voici devant une énorme caverne-tête, balafrée d'un arbre dénudé qui lui cisaille la bouche et l'œil. Tension majeure du tableau que celle de leur face à face, soulignée par le trait horizontal de l'épée de Griet.
Chaque détail du chaos mériterait qu'on s'y arrête. Mais pour ma part, emboîtant le pas à Griet aux grandes enjambées, je ne vais dire qu'à grands traits deux ou trois des choses que m'inspire ce tableau.
Les critiques rapprochent la figure de Griet d'un autre tableau de Bruegel, Ira la colère des sept péchés capitaux. C'est l'évidence, cette femme dans ce tableau à l'horizon incandescent est possédée de colère. Sainte ou démoniaque colère ? Et que veut-elle en faire ? Ma rage me protégera : tel serait mon sous-titre pour cette œuvre. J'ai le sentiment que cette colère n'est pas offensive mais défensive. Griet se défend. De la méchanceté du monde ici exhibée. D'elle-même peut être, du mal et du malheur insinués en elle. Nausée, haut-le-coeur, rage ravalée longtemps. Dans ce tableau la rage entre en crue. De sa marche de marionnette à grands pas, de sa cuirasse et de sa poêle, de son ventre inquiétant et de son cri muet, de ses vieilles grolles, déborde la rage de Griet l'enragée. (À suivre)