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Les enchaînés

 

Dilemme n°9 : Ute ou ure ?

Voici un dilemme relativement spécialisé, qui suppose, pour être abordé avec quelque profit, une pratique au moins occasionnelle des mots croisés. Quoique. S'il est une chose peu compatible avec l'occasionnalité, c'est la pratique des mots croisés.

Voilà un truc qui vous engrille vite fait, croyez-moi. Si je pouvais revenir en arrière, je ne commencerais pas. Mais maintenant j'ai peur d'arrêter : toutes mes copines qui ont essayé ont affreusement grossi. Bien sûr il y a les produits de substitution : tricot, coloriage, sudoku. Mais on a beau dire, c'est pas du tout les mêmes sensations.

Pour ma part j'ai fini par me résigner à vivre dans l'addiction. Car en toute chose il faut considérer la balance bénéfices/risques. À la phobie comme à la phobie, tout palliatif à l'angoisse est ainsi à envisager sans tabou. Toutes les chicanes propres à canaliser efficacement l'affluence des pensées morbides.

En outre si la grille de mots croisés remplit à merveille son office de prise de tête, ou plutôt de reprise en mains de votre tête, elle vous réserve des tas de plaisirs collatéraux.

Ainsi le retour rituel de mots fétiches. Comment concevoir une grille sans aï ou sans Io, sans Éon ni ion, sans Ute ni ure ? Il y a dans cette récurrence un pouvoir rassurant qui n'est comparable qu'à la certitude que Maman Papa ou Tata se pointera à la grille de l'école à quatre heures et demie avec un grand sourire et un bon goûter.

Les verbicrucistes savent que ce n'est pas avec ces mots tellement attendus qu'on gagne une réputation de Grand Énigmatique ou de Sphinx en Chef. Mais cela ne freine en rien leur enthousiasme à déployer des trésors d'astuce définitionnelle, dans un art consommé de la variation, dont la virtuosité n'a d'équivalent que chez le Bach des Variations Goldberg. Et l'on éprouve à les déchiffrer un plaisir au raffinement assez comparable.

Il y a aussi du plus trouble. Ne fais-je pas preuve de sadisme à m'amuser de voir certains mots être l'occasion de systématiques mises en boîte ? L'émeu par exemple. Je vous mets au défi de trouver dans une grille quelconque en France ou en Navarre, voire en Wallonie ou au Québec, là, une définition je n'ose dire laudative, mais pas trop dépréciative du pauvre animal.

À tous les coups on lui ressort que c'est un oiseau qui peut pas voler. Genre « ne peut même pas être partisan du moindre essor ». Humiliant, non ? C'est à des scandales de ce genre qu'on voit que l'on a beaucoup de progrès à faire dans la lutte contre les discriminations.

À l'inverse et de manière tout aussi injustifiée, l'Ute comme l'ure (« vedette de l'art pariétal ») jouissent d'un certain prestige. Pourquoi ? À force de me pencher sur le problème, je suis arrivée à une conclusion.

En plumitifs assignés à leur ordinateur, confinés dans leur bureau, enchaînés à leur grille, les verbicrucistes, logiquement, sont reconnaissants à ces mots-là d'envoyer vagabonder leur imagination dans le monde qu'ils évoquent pareillement, monde premier et sauvage aux espaces ouverts comme une page blanche.

 

 

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