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Le cri des paons (5/8)

 

Il avait interrogé au Printemps, là où quelques-uns se déplaçaient encore à leur guise, en dehors du temps de collectivisation forcée des repas et des activités.

« Vers 9h30 je suis allée faire un tour du côté de la volière, j'ai vu des gens au bord du bassin, mais sans mes lunettes ... Alors le fauteuil c'était M. Bouilloux ? Les jeunes, j'ai cru que la femme en robe blanche était Bernadette, l'infirmière de l'Été. Une belle blonde, remarquez ces peaux de blonde, c'est fou ce que ça fane vite ...

Maintenant que vous me dites que c'était M. Bouilloux, ça ne colle pas, lui il est à l'Hiver. Le jeune à côté j'ai pensé que c'était Francis le cuisinier, un beau garçon. Boucles rousses, des yeux de velours, un sourire plus appétissant que ses plats. Oui, qu'est-ce que vous croyez, c'est pas parce qu'on est une vieille femme qu'on ne s'intéresse plus à ces choses-là.

J'ai remarqué qu'il y a anguille sous roche entre Bernadette et Francis. Ils ont leur petit manège, des rendez-vous au bord du bassin.

Alors c'était la petite Chantal, avec Francis ? Les hommes, ça saute sur ce qui est nouveau. Mais elle, quelle petite garce quand même, Bernadette c'est une femme si méritante, ah les hommes … Je ne dis pas ça pour vous Monsieur le … Juge ?»

Francis n'avait pas quitté sa cuisine depuis son arrivée à 9h. Gérard était passé chercher des graines pour nourrir les paons vers 9h10, puis Arlette était venue réchauffer le cacao de M. Paul à 9h20.

« Ensuite avec Mme la Directrice on a mis au point le menu du 14 juillet. C'est portes ouvertes pour les familles. On discutait du dessert, crème, pas crème, avec ces chaleurs, quand Nathalie est venue dire que Chantal était pas arrivée. Pauvre petite ! Qui c'est qui aurait pu lui vouloir du mal ? »

                                                                                                                                                 ***

14 mars. Maman a réussi à me traîner aux 4 S. J'avais plus envie d'y remettre les pieds depuis Noël. « Mémé sera contente de te voir ». Tu parles. Savoir qui je suis pour elle ? J'aime pas quand elle me regarde. Je sais pas où elle est, et du coup moi non plus, je sais pas où je suis. Et puis un nouveau truc : ils la font bouffer par un tuyau dans le ventre. Paraît qu'elle s'étouffe, même avec une gorgée d'eau. Quand le liquide passe, elle fait des mouvements avec sa bouche, comme si elle tétait. « Mourir, c'est naître à l'envers, remonter le temps à contre sens. » J'ai dit à Maman faudrait écrire un poème comme ça. Elle m'a regardé comme si j'étais fou.

Je suis pas plus fou qu'elle qui berce sa maman en lui chantant Brassens ou les Beatles. Ce qu'elle pleure, ma mère, en rentrant de là-bas, c'est sa jeunesse à elle. Elle ferait mieux d'essayer d'être encore jeune un petit peu. Avec moi, par exemple.

                                                                                                                    ***

Assise avec Mme Moricier sur un banc du jardin, Agathe lui caressait doucement la main. La vieille femme était agitée, elle ressentait l'affairement, la perturbation, la rupture du rythme. Elle ne reconnaissait plus personne, mais elle sentait l'étrangeté de présences nouvelles, et le comportement inhabituel de son entourage, chuchotis, gestes suspendus. Des turbulences sur la surface étale de l'espace-temps qui l'environnait.

Derrière elles un paon cria. En écho la vieille émit une plainte stridente et longuement modulée. Agathe en eut le crâne vrillé. Non, elle ne s'habituerait jamais. Pour les nouveaux-nés, il y avait un premier cri qui signalait leur arrivée au monde des humains, leur abouchement à l'atmosphère, à l'espace vital commun. Mais pour les vieux qui n'en finissaient pas de finir, quel interminable travail d'expiration avant la délivrance du dernier râle ...

Une psalmodie, une incantation étrange. Une épaisse soupe phonique, comme un précipité de cris de joie, soupirs de jouissance, grondements de colère, avec aussi les lentes conversations de toute une vie, tout cela catalysé par la chimie de l'angoisse dans ce corps à bout de souffle.

Peut être était-ce aussi la plaidoirie accusatrice montée du tréfonds des cellules contre la loi du vivant :

« Ma cliente, Monsieur le Juge, Mesdames et Messieurs les Jurés, a reçu de bonne foi le souffle, le mouvement et l'être. Elle en a fait un usage conforme aux règlements en vigueur dans la communauté humaine. Nous nous élevons contre la décision arbitraire et immotivée qui prévoit de mettre fin à notre exercice de l'être, et d'introduire une solution de continuité dans la logique respiratoire initiée au matin du 24 septembre 1925, jour de notre naissance. En conséquence, Monsieur le Juge, Mesdames et Messieurs les Jurés, ma cliente plaide non coupable et sollicite l'acquittement de la Cour. »

 

À suivre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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