Elle ouvre chaque jour son journal, pour y noter ce que les adultes nomment ses états d'âme. Un mémo de ses malheurs comme de ses bonheurs.
Souvent les mots se font des sortes de stèles, consacrées à célébrer quelque chose : une rencontre joyeuse, des bras ouverts, une lecture, une chanson. Et surtout la beauté.
Celle de la nature, comme l'azur là-haut tellement profond qu'on se donne pour seul but de s'y perdre, une seconde, une heure, tout le temps qu'on pourra. Comme les bêtes, le sable, les rochers, les plantes.
Et la beauté des gens, leurs corps, leurs mouvements. Leurs faces, avec leurs yeux répondant à son propre regard.
Quant aux malheurs ? Beaucoup, forcément. « Avec mon nom, normal » s'amuse-t-elle. Les jours où elle est forte. Les jours où l'humour la console, en grand frère ouvrant la route.
Les malheurs, à supposer qu'on les compte, sont grosso modo en nombre égal aux bonheurs dans ses journées. Seulement plus âpres, plus prégnants, ôtant d'un seul coup toute clarté, comme un nuage d'orage étend son ombre sur la campagne.
Ronsard s'est trompé. Les roses en bouton savent la souffrance comme les fanées. Et en sont davantage blessées, n'ayant pas renoncé à la révolte.
Quelle souffrance, quelle révolte ? Comment les formuler ?
Toute chose trop semblable et trop autre, tellement proche et tellement fuyante. C'est pour cela les mots. Le journal, ça sert à ça.
Pour que le fuyant se rapproche, que le trop proche s'écarte. Pour que l'autre se fasse même, et le même autre.
Elle est poète sans doute, pour parler de cette façon, pour comprendre le monde à cette mode. Dans les poètes, pas que des adolescents. Dans les poètes on trouve des mûrs et des âgés, beaucoup.
Des fanés, des amers, ou dans l'autre sens, des sages à l'âme étale.
Dans les poètes, pas que des adolescents. Pourtant une chose est sûre : tous les adolescents sont poètes, peu ou prou. Pas forcément créateurs de vers, de textes et de mots. Créateurs, tout court.
Capables encore d'aller au fond du non connu pour trouver du nouveau. Des trouveurs, des explorateurs. Des gens prenant la route.
Sur la page de son journal, à travers les jours heureux et les jours sombres, elle trace sa route, Sophie.