« Notre zèle fait merveille quand il va secondant notre pente vers la haine, la cruauté, l'ambition, l'avarice, la trahison, la rébellion. A contrepoil, vers la bonté, la bénignité, la modération, il ne va ni de pied ni d'aile. » (Essais II,12)
Il faut bien constater le pouvoir de la violence, il serait stupide de le nier, de faire semblant de ne pas le voir, de pratiquer un irénisme qui n'est qu'un alibi. Il faut commencer par la lucidité, à quelque prix qu'elle soit.
Mais le constat posé, pourquoi mènerait-il nécessairement à la résignation, à l'adhésion automatique, et pire à la justification ?
Pourtant la justification de l'injuste est chose fréquente, et reçoit facilement l'approbation sous le nom de réalisme.
Devant l'omnipotence de la violence au plan de l'agir, sa puissance dogmatique au plan de la pensée, sa perversité au plan du discours, c'est vrai : on se demande comment faire autrement que bâtir avec ses matériaux.
Tout en sachant qu'ainsi on se condamne à ne faire de l'avenir qu'une reproduction du passé.
C'est à cette reproduction que Nietzsche (il n'est pas le seul ni même le premier mais il le fait avec un tel génie) s'attaque en affirmant qu'il faut créer des valeurs totalement, fondamentalement nouvelles.
Valeurs qui enfin soient non indexées sur les paradigmes constitutifs de la violence, domination, concurrence, exclusion. Constitutifs et reproducteurs, moyennant des rituels sacrificiels toujours renouvelés et toujours pareils.
Comment surmonter la violence et le nihilisme, comment avoir raison d'eux ? En échappant au ressentiment, dit Nietzsche, car il est réaction, c'est à dire le contraire de l'action qui elle est toujours création.
Montaigne, réaliste, se contente avec (une forte) humilité de l'éthique de résistance, autant que possible dire non au mal en lui et autour de lui.
Nietzsche a le réalisme plus soixantehuitard : son réalisme consiste non seulement à demander, mais à vouloir l'impossible. De toute sa Wille zur Macht (vouloir-pouvoir, vouloir effectif).
Pour réaliser cet impossible, il choisit la transgression de l'humain trop humain : elle consiste à oser franchir le pas d'une positivité radicale, à « être un homme qui dit oui. » (Le Gai savoir)