On me pressent pour un colloque à l'étranger parce qu'on aurait, paraît-il, besoin de mes vacillations. Le sceptique de service d'un monde finissant.
Cioran (Aveux et anathèmes)
De temps en temps Cioran a de remarquables bonheurs de plume (à défaut d'autres bonheurs). Mes vacillations : bravo l'artiste.
En fait vacillation est un mot que Robert ne connaît pas. Cioran l'a-t-il créé sciemment, ou est-ce un involontaire barbarisme ? En tous cas ce mot valise réussit une belle synthèse entre vacillement et oscillation.
Oscillation : la pensée en déséquilibre permanent du sceptique, la fameuse branloire pérenne de Montaigne, son « Que sais-je ? », et le logo en forme de balance de l'entreprise Essais.
Vacillement : l'intensité intermittente, la clarté fragile d'un lumignon.
Le mot implique une humilité pas fréquente chez Cioran, et surtout un aveu : lassitude de la lucidité.
Le tout couronné par la dernière phrase bien crépusculaire, style À la fin tu es las de ce monde ancien (Apollinaire).
Plus post-moderne que ça tu meurs.
Des lumières de Voltaire aux vacillations de Cioran : sic transit ratio mundi.
La lucidité : un martyre permanent, un inimaginable tour de force.
Il faut entendre ce mot de martyre dans son sens plein. Celui de témoignage assumé malgré les contradictions, les pressions, voire les tortures, et jusqu'à la mort s'il le faut.
Témoignage de quoi ? Peut être que ce dont témoigne douloureusement la lucidité est, paradoxalement, un petit reste de foi en l'humanité. C'est pour rester humains qu'il nous faut assumer la lucidité. Assumer de penser, tenir bon dans la rationalité, prendre le temps de raisonner.
Un tour de force, sans doute, et de plus en plus.