Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

(3/14) Mieux par fuite que par suite

Montaigne débute De l'art de conférer en se justifiant de parler de soi. Selon un argument dont la meilleure formulation du livre, bien connue, rejoint l'idée de récits de vie de Rosanvallon :

« On attache aussi bien toute la philosophie morale à une vie populaire et privée qu'à une vie de plus riche étoffe ; chaque homme porte la forme de l'humaine condition.

Les auteurs se communiquent au peuple par quelque marque particulière et étrangère ; moi, le premier, par mon être universel, comme Michel de Montaigne, non comme grammairien, ou poète, ou jurisconsulte. » (Essais III, 2 Du repentir)

 

Conférer c'est, en un premier sens, rapprocher des propos sur une question, comme on verse des pièces à un dossier d'instruction.

Mettre en perspective, comparer, explorer les aspects éventuellement contradictoires, pour construire une opinion.

 

Cette connotation juridique donne aux personnes conférant, conversant, débattant, des rôles de juges, avocats. Et accusés. C'est ce dernier rôle que Montaigne va revendiquer plaisamment. Il assume de comparaître au tribunal de ses lecteurs.

« C'est un usage de notre justice, d'en condamner aucuns (= certains) pour l'avertissement des autres. On ne corrige pas celui qu'on pend, on corrige les autres par lui. Je fais de même. (…) Publiant et accusant mes imperfections, quelqu'un apprendra de les craindre (…)

Il en peut être aucuns de ma complexion, qui m'instruis mieux par contrariété que par exemple, et par fuite que par suite. » (Essais III,8 De l'art de conférer)

 

Derrière l'humilité de celui qui se met en position de condamné pour faire amende honorable, c'est l'ironie et le second degré, pour aboutir au paradoxe : n'apprendront de son exemple que ceux qui sont de la même complexion à la fuite plutôt qu'à la suite.

Pirouette logique malicieusement soulignée par la paronomase fuite/suite, renforcée visuellement dans l'écriture du 16° siècle qui confondait, coquetterie calligraphique, les lettres S et F.

Cependant le jeu est révélateur d'une vérité majeure. Fuir (le mauvais) plutôt que suivre (le bon), c'est l'exercice de ce que l'on peut appeler une morale négative, comme on parle de théologie négative, l'une comme l'autre ouvrant à la liberté par la répudiation du dogmatisme.

 

Comme toujours chez Montaigne la solidité du propos est indissociable de l'allégresse à écrire. Une allégresse sensible encore davantage dans cette métaphore à saveur de caricature : « Un bon écuyer ne redresse pas tant mon assiette comme fait un Vénitien ou un procureur à cheval. »

On les voit, le procureur bedonnant qui a du mal à tenir en selle et s'accroche à ses rênes, et le Vénitien raffiné qui tient les siennes du bout de ses gants parfumés, plus occupé à frimer qu'à avancer ...

Les commentaires sont fermés.