« Le plus fructueux et naturel exercice de notre esprit, c'est à mon gré la conférence. J'en trouve l'usage plus doux que d'aucune autre action de notre vie. »
(Essais III,8 De l'art de conférer)
Exercice est un des mots déterminants des Essais. Il oriente leur perspective.
L'essai pour Montaigne n'est pas un blabla abstrait destiné à démontrer une thèse. Au contraire il revendique l'ancrage dans le concret et le particulier.
D'où les nombreux récits et exemples dans le livre. D'où son affirmation que l'histoire nourrit autant voire plus sa réflexion que la philosophie labellisée comme telle.
Les Essais sont récits d'expérience (la sienne, celle d'autrui). Et ils sont aussi une expérience qui se fait par le moyen-même de l'écriture.
En ce sens l'écriture est pour lui avant tout un exercice, parfois une expérimentation (ce qu'il appelle aussi exercitation, titre de II,6).
La conférence d'usage plus doux qu'aucune autre action de notre vie : il exagère, non ? Oui je crois. À le lire, on voit qu'il aimait au moins autant deux choses : le cheval et la lecture (pour en rester à ce qui ne s'immisce pas trop dans son intimité).
Et en fait comme par hasard, les voilà ensemble quelques phrases plus loin.
« L'étude des livres, c'est un mouvement languissant et faible qui n'échauffe point ; là où la conférence apprend et exerce en un coup. Si je confère avec une âme forte et un roide jouteur, il me presse les flancs, me pique à gauche et à dextre ; ses imaginations élancent les miennes. »
Conférer avec un bon interlocuteur, c'est donc être dans la situation du cheval monté par un bon cavalier, qui sera amené à se surpasser devant les obstacles. En fait d'autres passages montrent que chacun est tour à tour dans le dialogue cheval et cavalier.
Dans les Essais, une métaphore référant au domaine de l'équitation signale toujours un enjeu libidinal.
La conférence échauffe, autrement dit sollicite la libido. Ce que ne fait pas l'étude des livres, dit-il. Car la lecture, si elle peut être un dialogue, c'est dialogue à distance, et souvent avec des morts.
Pourtant il est certains livres (pas très nombreux) qui recèlent en eux la dynamique libidinale propre à la conférence. En eux leur auteur demeure comme le génie dans la lampe d'Aladin, prêt à apparaître en réponse au désir du lecteur, à se faire présent de toute sa présence.
« S'il y a quelque personne, quelque bonne compagnie aux champs, en la ville, en France ou ailleurs, sédentaire ou voyageuse, à qui mes humeurs soient bonnes, de qui les humeurs me soient bonnes, il n'est que de siffler en paume, je leur irai fournir des Essais en chair et en os. »
(Essais III, 5 Sur des vers de Virgile)