« C'est un outil de merveilleux service que la mémoire, et sans lequel le jugement fait bien à peine(1) son office : elle me manque du tout.
Ce qu'on me veut proposer, il faut que ce soit à parcelles. Car de répondre à un propos où il y eut plusieurs divers chefs(2), il n'est pas en ma puissance.
Je ne saurais recevoir une charge sans tablettes. Et quand j'ai un propos de conséquence à tenir, s'il est de longue haleine, je suis réduit à cette vile et misérable nécessité d'apprendre par cœur mot à mot ce que j'ai à dire (…)
Mais ce moyen m'est non moins difficile. Pour apprendre trois vers, il me faut trois heures (…)(3)
Ma librairie, qui est des belles entre les librairies de village(4), est assise à un coin de ma maison ; s'il me tombe en fantaisie quelque chose que j'y veuille aller chercher ou écrire, de peur qu'elle ne m'échappe en traversant seulement ma cour, il faut que je la donne en garde à quelqu'autre. »
(Montaigne Essais livre II chapitre 17 De la présomption)
(1)Fait bien à peine = a beaucoup de mal à faire.
(2)Chapitres, parties.
(3)Voilà qui est étonnant, si l'on rapproche ces phrases du passage où Montaigne parle de son amour du théâtre au collège, ajoutant qu'il se débrouillait plutôt bien (I,26 De l'institution des enfants). On peut y voir la confirmation de ce qu'il dit en plusieurs autres endroits : autant il est indolent pour se mettre à ce qui l'ennuie (la gestion de son domaine par exemple) autant pour ce qui lui plaît il ne ménage ni son temps ni sa peine. Un point commun entre le grand Montaigne et tout un chacun (en tous cas moi).
(4)Il était très fier de la tour qu'il avait fait bâtir pour en faire sa librairie. Il y allait pour lire et écrire certes, mais aussi pour être tranquille, fuir les importuns (y compris Madame, ou ses frères, ou ses amis quand il n'avait pas envie de les voir, n'hésite-t-il pas à avouer). On le sait, il a voulu y inscrire sa marque propre, quasiment sa signature, en faisant graver au plafond des citations empruntées à ses auteurs favoris, compagnons et inspirateurs de son écriture.
En somme sa tour était pour lui très exactement, selon la magnifique expression de Virginia Woolf, a room of his own. Un lieu bien à lui, l'espace où être soi.