« Nous sommes de grands fols :
''Il a passé sa vie en oisiveté, disons-nous ; je n'ai rien fait aujourd'hui.
- Quoi, avez-vous pas vécu ? C'est non seulement la fondamentale, mais la plus illustre de vos occupations.
- Si on m'eût mis au propre des grands maniements, j'eusse montré ce que je savais faire.
- Avez-vous su méditer et manier votre vie ? Vous avez fait la plus grande besogne de toutes.(...)
Notre grand et glorieux chef d'œuvre, c'est vivre à propos. Toutes autres choses, régner, thésauriser, bâtir, n'en sont qu'appendicules et adminicules pour le plus.(1) »
(Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)
(1)Petits appendices et petits compléments tout au plus.
Ce dialogue ne manque pas de nous évoquer celui qui a discuté de la valeur stylistique et thématique des Essais (III, 5 Sur des vers de Virgile cf note du 7 déc Et mon livre en moi). Même entrée en scène, ici aussi, du surmoi avec ses exigences culpabilisantes : il aurait fallu faire, réussir de grandes choses, et surtout, pour satisfaire à l'image d'un Moi Idéal, avoir montré ce que je savais faire.
Une voix, comme venue de l'extérieur, et pourtant parlant du plus intime, vient répondre. La vie, pour quoi faire ? Pour vivre, c'est tout. Et c'est totalement suffisant.
Et c'est ainsi que l'oisiveté devient la vie à propos, qui saisit en chaque moment un moment opportun pour accomplir l'essentiel : être soi. (cf la dernière fois)
Terme-clé pour Montaigne, l'oisiveté correspond à l'otium latin. Non pas la paresse, mais le fait d'échapper au neg-otium, la soumission aux contraintes d'où qu'elles viennent. Il a eu la chance (pas donnée à tout le monde, ni à son époque il le reconnaît, ni à la nôtre) de pouvoir se le permettre une bonne partie de sa vie.
C'est en tous cas le tournant qu'il prend au moment où il commence ce qui deviendra son œuvre, comme en témoigne la déclaration solennelle notée sur le mur d'entrée de sa librairie. Le texte, écrit en latin, se termine précisément sur les mots et otio consecravit (otium traduit ici par loisirs).
« L'an du Christ 1571, âgé de trente huit ans, la veille des calendes de Mars, anniversaire de sa naissance, Michel de Montaigne, las depuis longtemps déjà de sa servitude au Parlement et des charges publiques, en pleines forces encore se retira dans le sein des doctes vierges(1) où, en repos et sécurité, il passera les jours qui lui restent à vivre. Puisse le destin lui permettre de parfaire cette habitation des douces retraites de ses ancêtres, qu'il a consacrées à sa liberté, à sa tranquillité, à ses loisirs ! »
(1)Les Muses.
Commentaires
Ah, merci ! Il y a une telle pression en faveur du "faire".
Et le paradoxe, c'est que le faire le plus constructif peut surgir de la distance avec cette injonction à faire. Montaigne, créateur d'une oeuvre à la fécondité inépuisable, en est un exemple remarquable ...