« n°289 : Aux navires !
Si l'on considère quel effet la justification philosophique globale de sa manière de vivre et de penser exerce sur chaque individu – à savoir celui d'un soleil qui réchauffe, bénit, féconde, rayonne spécialement pour lui, combien elle rend indépendant de la louange et du blâme, apte à se satisfaire de soi, riche, généreux en bonheur et en bienveillance, comme elle transforme sans cesse le mal en bien, fait éclore et mûrir toutes les forces et empêche de pousser la mauvaise herbe, petite ou grande, de l'affliction et de la contrariété : on finit par s'écrier transporté de désir : oh, si seulement on pouvait créer une foule de nouveaux soleils de ce genre !
Le méchant aussi, le malheureux aussi, l'homme d'exception aussi doivent avoir leur philosophie, leur bon droit, leur soleil éclatant ! Ce n'est pas la pitié envers eux qui est nécessaire ! – nous devons désapprendre cette trouvaille de l'arrogance, si longuement que l'humanité l'ait apprise et s'y soit exercée jusqu'à présent – ce ne sont pas des confesseurs, des êtres qui exorcisent les âmes et remettent les péchés qu'il nous faut instituer pour eux ! Mais une nouvelle justice ! Et un nouveau mot d'ordre ! Et de nouveaux philosophes !
La terre morale aussi est ronde ! La terre morale aussi a ses antipodes ! Les antipodes aussi ont droit à l'existence ! Il reste encore un autre monde à découvrir – et plus d'un !
Aux navires, philosophes ! »
(Friedrich Nietzsche Le Gai Savoir Quatrième livre)
Que dire d'un texte aussi parfait, aussi génial ?
C'est beau et ça fait du bien, comme l'énergie insolente de Rimbaud, comme l'intelligence lumineuse de Spinoza, comme la liberté de Montaigne, comme la joie de Mozart et la sérénité de Bach (ou l'inverse).
Certes oui, Friedrich, vous êtes, avec ceux-là (et d'autres, penseurs, artistes) le créateur d'une foule de nouveaux soleils.