Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Homo pro se

« Érasme a trouvé dans l'art, dans la science, dans son travail, un refuge où il est à l'abri des querelles religieuses. Il est écoeuré de tout ce bruit et de toutes ces luttes (…)

Mais (…) il y a des époques où la neutralité est considérée comme un crime ; en ces moments d'exaltation politique, le monde exige qu'on se déclare franchement pour ou contre, luthérien ou papiste. (…) Le lot des neutres est toujours d'être mêlé aux conflits les plus terribles. »

(Stefan Zweig. Érasme chap 8 La lutte pour l'indépendance)

 

Zweig pense évidemment dans ces lignes à son Autriche natale. Dans sa lucidité, il ne s'aveugle pas sur le péril nazi, qui va balayer la prudente neutralité autrichienne. Il sait qu'elle sera mêlée malgré elle (disons plutôt malgré une partie d'elle, car certains n'ont eu aucun état d'âme à faire allégeance au nazisme) aux conflits les plus terribles dont il pressent l'imminence.

« Érasme ne veut plus habiter une ville aux sentiments catholiques trop prononcés* ni une ville ardemment protestante : ce qu'il lui faut c'est la neutralité. Il se réfugie dans l'éternel asile de l'indépendance : la Suisse. (…) Bâle sera la grande halte de sa vie. Il vivra là huit années, plus longtemps que partout ailleurs. (…)

C'est là qu'Érasme a écrit une grande partie de ses plus beaux ouvrages (…) c'est là qu'il achève l'édition des Pères de l'Église, c'est de là qu'il envoie dans le monde entier une nombre incalculable de lettres ; c'est là que, retranché dans sa citadelle, il crée, loin du bruit, œuvre sur œuvre. »

Mais « quand un monde se déchire, la déchirure atteint chaque individu » et d'autant plus quand il s'agit d'un individu important.

« Un homme tel qu'Érasme est trop exposé à la curiosité publique, sa parole est de trop de poids pour que les gens des deux partis veuillent renoncer à son autorité.(...) C'est à ce moment qu'apparaît dans tout son éclat la valeur véritable de cet homme. »

En quoi consiste cette valeur ? À ne pas céder sur la neutralité, à tenir bon dans le refus de l'esprit de parti.

« C'est précisément cette partialité, ce point de vue exclusif qui répugnent à l'honnêteté d'Érasme. Il ne peut défendre l'Église des papes d'un cœur sincère, car il est le premier, dans cette lutte, à avoir blâmé ses abus, à en avoir réclamé la réforme ; il ne veut pas non plus s'engager complètement envers les protestants qui n'apportent pas au monde son idée de la paix chrétienne, mais qui sont devenus au contraire des zélateurs farouches. »

D'un cœur sincère, complètement. Ces expressions disent bien ce qui est en jeu pour Érasme : son intégrité personnelle, le fait d'être et de rester uniquement et totalement lui-même. C'est elle, cette intégrité, qui est finalement, profondément, son seul objet possible d'engagement.

Telle est la constatation de Zweig dans sa méditation sur la vie de cet homme. En témoigne la citation qu'il met en exergue du livre :

« Je cherchais à savoir si Érasme de Rotterdam était de ce parti-là mais quelqu'un me répondit : ''Erasmus est homo pro se''. » (Epistolae obscurorum virorum 1515)

« Un homme de son propre parti », avec pour programme rester propre, de garder les mains propres.

Au risque d'encourir le jugement de Hoederer « Ils ont les mains propres, mais ils n'ont pas de mains. » (J.P. Sartre Les mains sales)

 

 

*Il s'était installé à Louvain, où l'université catholique le considérait trop proche de la peste luthérienne.

 

Commentaires

  • Pourquoi glisser de "homo pro se" aux "mains propres" ? J'y vois l'honnêteté intellectuelle de celui qui n'est ni d'un camp ni de l'autre, quitte à décevoir.

  • En effet l'idée est celle d'honnêteté intellectuelle, et elle est fondamentale dans un humanisme conséquent.
    L'association que je fais avec la problématique des "Mains sales" provient du reproche d'inaction que Zweig va faire à Erasme dans la suite de son livre, de ne pas s'être mouillé pour tenter d'éviter le pire.

Les commentaires sont fermés.