Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

La terre en partage (2/9)

« Heureux les doux : ils auront la terre en partage. » (Mtt 5, 4)

Oui, je sais, lecteur attentif, lectrice précise, cette béatitude n'est pas la première du texte. Mais j'ai décidé d'en faire la lecture dans l'ordre où elles me « parlent », ici, maintenant.

Ces mots me sont revenus l'autre nuit, en regardant par la fenêtre. Tout était calme, pas un piéton, pas une voiture, le ciel d'un bleu profond. À le contempler, j'éprouvais une sensation de consentement. Sensation de faire corps avec le moment, dans ce temps, dans ce lieu exactement. C'est ainsi que je traduirais ils auront la terre en partage : ils feront corps avec le monde.

La joie provoquée par la sensation de faire corps avec le monde, de lui être relié, vient de ressentir le monde comme le lieu où tout est posé, à sa place. Ce qui provoque en retour le sentiment d'être, soi aussi, à sa place.

Ainsi cette béatitude de douceur rejoint à mon sens la synergie de deux concepts spinozistes* : l'amor dei intellectualis et l'acquiescentia in se ipso. (que j'abrévie en ADI et AISI)

 

L'ADI définit la modalité d'être quand on la considère sous sa face disons externe de raccordement au monde et aux vivants.

« Amor dei intellectualis, l'amour intellectuel de l'esprit envers dieu** est l'amour-même de dieu dont dieu s'aime lui-même (…) De là suit que dieu, en tant qu'il s'aime lui-même, aime les hommes, et par conséquent, que l'amour de dieu envers les hommes et l'amour intellectuel de l'esprit envers dieu est une seule et même chose. » (Éthique part.5 prop.36 et coroll).

« Par là s'éclaire pour nous comment et de quelle façon notre esprit suit de la nature divine selon l'essence et l'existence et dépend continuellement de dieu » (scolie prop.36 part.5)

 

L'AISI est la modalité d'être en sa face intérieure, dit Spinoza.

 « La joie qu'accompagne l'idée d'une cause intérieure, je l'appellerai satisfaction de soi (acquiescentia in se ipso), et la tristesse qui lui est contraire, repentir (penitentia). » (part.3 scolie prop.30)

C'est donc le fait d'adhérer tranquillement à soi, sans « repentir », ce désaccord de soi qui évoque le ressentiment nietzschéen. L'AISI est donc assez aisé à comprendre.

 

Mais l'ADI c'est plus complexe. Voici comment je comprends : c'est un affect qui porte à la conscience du lien mutuel entre soi et dieu/nature/espace-temps* dans tout son déploiement.

Adhésion rationnelle, affective, sensitive, à la fonction vie dans toutes les valeurs qu'elle prend. Non pas acquise une fois pour toutes, mais à renouveler dans le concret de chaque instant, occasion, relation, dans un perpétuel mouvement d'ajustement entre ce qu'il y a et ce que je suis.

Ajustement ne signifie pas acceptation passive, et douceur n'est pas mollesse, veulerie, résignation. Elle consiste à ne pas se raidir contre les gens, les choses, les événements, à les recevoir en souplesse, bref à ne pas en être heurté inutilement. Pour autant on n'accepte pas tout et n'importe quoi.

La douceur n'empêche pas de résister au besoin, quand des gens, des événements, perturbent la paix, la beauté du monde, et la possibilité du faire corps avec lui, en perturbent précisément la douceur.

Être doux c'est vouloir avoir la terre en partage, la vouloir toute à tous. Et non rendue inhabitable par des hommes infréquentables.

 

**Rappelons que pour Spinoza « dieu » c'est deus sive natura, dieu ou bien la nature.

*Les lecteurs fidèles se souviendront peut être de mes différents parcours sur l'Ethique, le premier remontant à 2014 (ça ne nous rajeunit pas ...)

Les commentaires sont fermés.