« VI. L'Amour est une Joie qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure. »
(Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)
L'idée d'une cause. Idée au sens de représentation mentale. Spinoza conçoit l'affect comme une sorte de passerelle entre physique et mental/psychique (qu'il nomme l'Esprit) : le ressenti physique (chose purement matérielle, en soi incompréhensible et informulable) est, moyennant l'affect, projeté dans le mental, qui est le lieu où il pourra être décodé, mis en image et en pensée.*
Soulignons dans cette définition le mot extérieure. Spinoza l'explicite dans son Explication (on commence à être habitué à la série définition/explication) (manque plus qu'exécution) :
« Cette Définition explique suffisamment clairement l'essence de l'Amour ; quant à celle (de définition) des Auteurs qui définissent l'Amour comme ''la volonté de l'amant de se joindre à la chose aimée'', ce n'est pas l'essence de l'Amour qu'elle exprime, mais sa propriété. (…) Par volonté, j'entends la Satisfaction qui est dans l'amant à cause de la présence de la chose aimée, qui renforce la Joie de l'amant, ou du moins l'alimente. »
Bon première chose : les filles, on va pas bloquer sur l'amant/la chose aimée. Faisons crédit à Spinoza de concevoir l'amour dans la réciprocité des rôles sujet/objet. D'autant plus qu'en latin amans est le participe présent du verbe amare, et en tant que tel, support des deux genres de façon indifférenciée.
L'important est de remarquer que l'explication donne comme composante essentielle de l'amour la non-possessivité. Il consiste à se réjouir de la présence de la personne aimée, à goûter la joie d'être avec elle. Et non à se l'approprier, à avoir une emprise sur elle, voire à l'utiliser.
Cette définition est donc paradoxale : elle fait voir l'amour, sentiment qu'on a l'habitude de considérer sous l'angle d'un fort investissement, sous un jour au contraire désintéressé.
Un conception dont on trouve l'écho chez une autre spécialiste des passions :
« Tout le monde croit avoir eu de l'amour, et presque tout le monde se trompe en le croyant ; les autres passions sont beaucoup plus naturelles, et par conséquent moins rares que celle-là ; car elle est celle où entre le moins d'égoïsme. »
(G. de Staël De l'influence des passions sur le bonheur de l'individu et des nations. Note qu'il faut lire avant le chap De l'amour.)
« C'est hors de soi que sont les seules jouissances indéfinies. » (De l'amour)
(C'est moi qui souligne). On voit le rapport avec l'expression cause extérieure.
Convergence probante à mon sens, car Germaine de Staël a eu davantage d'expérience pratique de cet affect que Spinoza.
L'un de ses biographes, Colerus, mentionne certes son béguin pour Mlle Vanden Enden, fille de son prof de latin. L'affaire n'alla pas bien loin, Spinoza se fit doubler par un plus malin (il n'était jamais qu'un génie et l'on sait que les génies sont rarement malins), plus riche (et aussi moins juif ?), qui offrit à la donzelle « un colier de perles de la valeur de deux ou trois cents pistoles ». (Les femmes hein, toutes stupides et vénales).
N'empêche à quoi ça tient. Spinoza aurait marié Melle V E, occupé à lui faire des enfants qu'il aurait ensuite fallu nourrir, il n'aurait pas eu le temps pour les pensées oiseuses qui nous occupent à présent.
*« L'Affect qu'on dit une Passion de l'âme est une idée confuse par laquelle l'Esprit affirme une force d'exister de son Corps, ou d'une partie de son Corps, plus grande ou moindre qu'auparavant, et dont la présence détermine l'Esprit à penser ceci plutôt que cela. » (fin de la partie 3)