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  • "Avant tout le mot"

    Un tel moyen est avant tout le mot, et les mots sont bien l'outil essentiel du traitement psychique. Le profane trouvera sans doute difficilement concevable que les troubles morbides du corps ou de l'âme puissent être dissipés par la « simple » parole du médecin. Il pensera qu'on lui demande de croire à la magie. En quoi il n'aura pas tout à fait tort ; les mots de nos discours quotidiens ne sont rien d'autre que de la magie décolorée. Il sera cependant nécessaire d'emprunter un plus long détour, afin de faire comprendre comment la science procède pour restituer au mot au moins une partie de sa force magique d'antan.

    S. Freud Traitement psychique

     

    En vrac, ce que me disent phrases.

    Les mots de nos discours quotidiens ne sont rien d'autre que de la magie décolorée. Phrase d'esthète et d'artiste. Ces moments de grâce du style ne sont pas pour rien dans meine Interesse an Doktor Freud. Quelqu'un capable d'écrire si bien ne peut que penser vraiment, ce charisme d'écriture est l'indice d'une cristallisation d'intelligence et de sensibilité. Et par conséquent il ne dira pas de conneries (ou alors pas souvent ou alors de toutes petites).

     

    comment la science procède pour restituer au mot sa force. Remarque : la psychanalyse est ici conçue comme une science et pas autrement. Dans la suite de l'article Freud explique où il la place dans l'histoire scientifique des rapports entre corps et psychisme. Remarquable progrès au XIX°s dans la connaissance du corps, cerveau compris – Freud lui-même est et restera toujours neurologue ne l'oublions pas. Tous ces progrès concernaient la partie corporelle de l'homme, et c'est ainsi qu'à la suite d'une déduction erronée, mais néanmoins aisément compréhensible, les médecins limitèrent leur intérêt au corps et abandonnèrent volontiers l'étude de l'âme aux philosophes qu'ils dédaignaient. Seulement, poursuit-il, l'âme détourne le boycott des médecins obnubilés par leur matérialisme. Elle met sur le marché des maladies de contrebande, avec leurs symptômes-contrefaçons d'atteintes physiologiques.

    La psychanalyse écoutera ces symptômes d'un corps vécu, immatériel mais bien réel, le corps-psyché qui cherche, à travers ses maux imaginaires, à mettre en mots une vérité refoulée de son histoire.

     

     

    L'enjeu est là, écouter. Car la vraie différence n'est pas entre magie et science. Si on balance au corps-psyché une parole définitive, injonctive, objectivante, qu'elle émane du médecin ou du sorcier ne change rien, il « se le tiendra pour dit ». Et ce qu'il aurait à dire, lui, restera inarticulable. Une parole gelée.

  • Psyché est un mot grec

     

     

    « Psyché est un mot grec que l'on traduit par âme (Seele). Traitement psychique veut dire par conséquent traitement d'âme. On pourrait supposer qu'il faille entendre par là : traitement des manifestations morbides de la vie de l'âme. Ce n'est pourtant pas la signification de ce mot. Traitement psychique signifie bien plutôt : traitement à partir de l'âme (von der Seele aus), traitement – de troubles psychiques et corporels – à l'aide de moyens qui agissent d'abord et immédiatement sur l'âme de l'homme.

    Un tel moyen est avant tout le mot. »

    S. Freud, Traitement psychique (1890)

     

    Ce petit paragraphe, qui débute l'article sous une formulation plate et pépère, comme s'il ne s'agissait que de rappeler des évidences, pose cependant un renversement remarquable de la conception neurologique et psychiatrique de l'époque.

    Freud n'envisage pas la morbidité psychique sous l'angle de déficiences dont certaines seraient in fine irrémédiables. C'est un des points sur lesquels, à la même époque, il va oser se démarquer de son maître et modèle Charcot. Celui-ci se résigna à expliquer par la notion de « dégénérescence » certains échecs thérapeutiques, autrement dit à accepter qu'il y ait du définitivement cassé, du définitivement pourri au royaume de l'âme malade. Charcot et la psychiatrie contemporaine de Freud se résolvent (parfois la mort dans l'âme) à jeter l'âme et ses états. Freud ne s'y résout pas.

    Au contraire il pose la conviction que ce noyau dur de l'humain qu'est sa psyché reste, fût-il gravement cassé, perturbé, et à travers-même son dysfonctionnement, le dépositaire et l'agent d'une immense puissance de vie.

    La démarche freudienne repose sur une capacité, vraiment étonnante si l'on y songe, à se décoller de la fascination du mal. Les hystériques de Charcot étaient l'objet d'un spectacle, et les grandes leçons données à la Salpêtrière devant le tout-Paris (et même, la preuve Freud, devant la toute-Europe) alimentaient une pulsion voyeuriste bien confortable. Le (la) malade était « l'autre », fournissant à bon compte un repoussoir pour affirmer sa propre et indiscutable normalité.

    Freud dit dans ce petit paragraphe : OK il y a de la morbidité psychique, il y a l'impuissance de l'âme cassée des aliénés, mais moi ce qui m'intéresse est de considérer sa puissance inaliénable.

    Un des points qu'il a posé d'emblée à partir de l'étude du rêve est ainsi le continuum entre santé et maladie psychique, et jamais il ne le remit en question d'un bout à l'autre de son œuvre. L'aliéné n'est pas plus un autre que vous et moi, que moi pour vous et vous pour moi.

    Ensuite, reste à faire de cette conviction une méthode thérapeutique, un moyen de soin. Comment ? Un tel moyen est avant tout le mot.

     

    Ce que nous verrons la prochaine fois.

  • Un procédé médical

    « La psychanalyse est un procédé médical qui tend à la guérison de certaines formes de nervosité (névroses) au moyen d'une technique psychologique. »

    Freud commence par cette phrase un article de 1913 intitulé L'intérêt de la psychanalyse. Il vaudrait mieux dire l'intérêt pour la psychanalyse, car c'est ainsi que le pense la construction allemande : das Interesse an etwas. La préposition an indique un mouvement vers, le fait de prendre quelque chose en considération, de l'envisager. Et c'est exact, pour découvrir l'intérêt de quelque chose, il faut faire le petit déplacement qui permet de se situer au bon point de vue, c'est à dire en face. L'intérêt qu'on porte à quelque chose ou quelqu'un est ainsi d'emblée interactif, comme le signale la construction allemande. Alors qu'en français en disant l'intérêt de quelque chose on a l'air de dire qu'elle est intrinsèquement intéressante, qu'elle se suffit en quelque sorte à soi-même. Mais non : pas de vérité sans vérificateur.

    Ceci vaut bien sûr de façon essentielle pour la psychanalyse. On connaît l'avertissement de Platon « Nul n'entre ici s'il n'est géomètre ». Tout autant certes, nul ne peut comprendre Freud s'il met sa rationalité dans sa poche, mais surtout il doit se faire bon peseur de mots. Car la psychanalyse repose sur la conviction (et l'expérience) qu'on ne parle pas pour ne rien dire, que chaque parole s'inscrit dans un sens précis. Ce bon vieux Sigmund nous invite donc nécessairement à critiquer, interroger, décortiquer ses propres mots. Le tout est de le faire avec un scalpel et non une hache. Eviter aussi de les écraser à coups de marteau comme un bourrin qui au fond « n'en veut rien savoir » (et je ne veux nommer personne).

    Revenons à la phrase. J'y relève, à l'intention du bourrin non sus-nommé et de quelques autres, les modulations circonspectes : un procédé, et non le procédé, qui tend à la guérison et non qui guérit, certaines formes de nervosité, et non tout le domaine nerveux (= psychologique et neurologique). De plus les termes procédé et technique insistent sur le côté pragmatique, voire artisanal de la chose. Une définition donc très factuelle, qui n'a rien de démiurgique. Disons-le clairement, ici Freud ne cherche pas à se la péter. (J'admets que ça lui arrive, encore qu'il faille faire la part d'un second degré pas toujours perçu).

    Ce qui est intéressant surtout, c'est qu'il place la psychanalyse à l'intérieur de la médecine. Freud est multiface : soignant, anthropologue, philosophe, philologue etc. D'ailleurs l'article en question fait le point sur l'apport qu'il pense être celui de la psychanalyse en plusieurs domaines, de la biologie à l'esthétique, en passant par la sociologie ou la pédagogie, ce qui en fait un des meilleurs résumés de sa démarche et de son œuvre. Manque juste le rapport à la religion, auquel il a commencé à s'intéresser l'année précédente avec Totem et Tabou. Ici, dans cet article essentiel, il affirme donc avant tout : le fondement et le but de la psychanalyse est le soin.