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  • Les Admirables

     

    « L'Admiration est l'imagination d'une chose en quoi l'Esprit reste fixé parce que cette imagination singulière n'est aucunement enchaînée aux autres »

    Éthique III (Des Affects).

    Spinoza termine son étude des affects par un sommaire récapitulatif dans la veine du classique ce qu'il faut retenir, l'encadré de la leçon du jour dans tout manuel scolaire qui se respecte. Un sommaire inauguré par la définition du désir et conclu par celle de la lubricité.

    Preuve s'il en fallait que Spinoza ne manquait ni d'humour ni de suite dans les idées. (Précision pour ceux que la chose pourrait intéresser dans la VO désir c'est cupiditas, et lubricité libido). Pas moins de 48 définitions dans ce sommaire, preuve s'il en fallait que lorsque Spinoza entreprenait une question il ne se contentait pas de l'effleurer.

    Admiration avec une majuscule, comme pour d'autres termes dans l'Éthique. Or il n'était pas le genre d'homme à faire un truc sans raison, donc je m'interroge. Peut être la majuscule est-elle (dans le texte de l'Éthique au moins) une sorte de repérage, de marquage.

    « Ce mot, ici, faites bien gaffe à l'entendre au sens où je le définis et pas autrement. Faute de quoi venez pas vous plaindre si vous comprenez pas ... » Évidemment cette option prête à confusion pour les termes disposant déjà de leur majuscule personnelle, Dieu par exemple. CQFD.

    Euh bon, on va pas commencer tout de suite le colloque Graphie spinoziste, propre pourtant à passionner des milliards d'internautes à travers la planète j'en suis sûre.

    L'admiration est en 4° position dans le sommaire, juste après les 3 piliers du système des affects chez Spinoza : désir, joie, tristesse.

    (N.B. Pour plus d'info vous pouvez vous reporter à ce blog, archives du 27 avril au 30 juillet 2013 – déjà ? Eh oui - où vous trouverez mon parcours de l'Éthique sous forme de série au suspens haletant je ne vous dis que ça.)

    Dans l'explication qui suit, Spinoza balance contre toute attente et tout à trac que l'admiration ça a l'air d'un affect, mais c'est pas un affect. Ou peut être un affect mais sûrement pas un Affect. Car pour lui qui dit Affect dit mouvement, passage, modification.

    « L'Affect qu'on dit une Passion de l'âme est une idée confuse par laquelle l'Esprit affirme une force d'exister de son Corps ou d'une partie de son Corps, plus grande ou moindre qu'auparavant, et dont la présence détermine l'Esprit à penser ceci plutôt que cela. » Éthique, définition finale de la partie 3 (c'est moi qui souligne)

    Or l'admiration, elle, est un moment d'arrêt (l'Esprit reste fixé) car « manque la cause qui fait que l'Esprit par la contemplation d'une chose, est déterminé à penser à d'autres ». L'admiration est un lieu psychologique où tout se suspend, où s'arrête le mouvement du désir qui sans cesse m'entraîne à aller voir ailleurs si j'y suis.

    Sans doute est-ce pour cela qu'elle fait du bien. Elle est paix, reprise de souffle dans la course du désir. En outre la fixation produit l'intense bonheur d'adhésion. Joie d'admirer, sœur de celle de Nietzsche à « n'être plus qu'un homme qui dit oui » (Le gai savoir 276).

     

  • Narcisse et Surfait

     

    « Aucune œuvre d'art n'est assez forte pour survivre à la surdité de ceux qui l'écoutent. » dit Alessandro Baricco (critique musical italien né en 1958).

    Dans un film improbable nommé L'enlèvement de Michel Houellebecq, celui-ci à un moment discute d'art avec ses geôliers, faut bien passer le temps. L'un d'eux avance naïvement le nom de Mozart. Alors Mimi lui ronchonne du coin de la cigarette un de ces apophtegmes borborygmés dont il a le secret : Mozart c'est très surfait. Aucun second degré, aucun demi-sourire ni regard entendu. Pas de doute il dit exactement ce qu'il pense. Mozart est surfait.

    C'est vrai ça. Au fond Mozart, en un mot, il est quoi ? Surfait. Et Houellebecq il est quoi, en trois lettres ? On dit que les vieux devenant durs d'oreille ont la surdité sélective. Ils sont en priorité sourds à ce qui les gêne ou les ennuie.

    Aucune œuvre d'art n'est assez forte pour survivre à la surdité de ceux qui l'écoutent. Réduite qu'elle est à exposer sa subtilité au bourrinage d'auditeurs/lecteurs/regardeurs grossiers & vulgaires, sa fragilité au pinaillage de créateurs ratés qui se font critiques, comment survivrait-elle en effet ?

    Mais inversement, il suffit peut être d'un auditeur/lecteur/regardeur vraiment là, présent de tous ses sens et de toute son intelligence, de tout son désir, pour que l'œuvre rayonne de toute sa potentialité d'énergie de vie d'essentielle beauté. Comme il y a un génie de la création, il y a un génie de la réception, et c'est cela qui fait les vrais critiques.

    Il suffit d'une seule qualité : l'aptitude à l'admiration. L'admiration est l'exact contraire du narcissisme. « Je n'ai point cette erreur commune de juger d'un autre selon ce que je suis. (...) Et de fait je les aime d'autant plus qu'ils sont autres que moi. » (Essais I, 37 Du jeune Caton)

    Bon OK Mozart peut ennuyer, à chacun son penchant esthétique et Mimi penche glauque. Une chose est sûre Amadeus ne gêne plus personne, le complexe de Salieri est globalement liquidé. En revanche, je gage que Mimi, si on le pousse un peu, est prêt à balancer plein d'autres noms de surfaits.

    Moins morts que Mozart, plus écrivains concurrents par exemple. Et qui ceux-là le gênent grave. Dans la course à la réputation, à la reconnaissance, aux prix littéraires, à l'argent (faut bien payer ses clopes). Ils irritent en son ego souffreteux le narcissisme des petites différences.

    Lequel hélas étend ses ravages bien au-delà du faubourg Saint-Germain. Et là est la vraie tragédie. Car si le ridicule houellebecquien ou autre ne tue pas, la rivalité absurde de tant d'êtres humains (ou groupes, ou pays) pourtant si proches, aux intérêts réels si convergents, à propos de différences minuscules et fantasmatiques, les tue, eux, si j'ose dire pour de bon.

    Je ne vois qu'une explication : ils doivent trouver surfaite la petite musique de la vie.

    Conclusions 1) il n'est pire sourd que qui ne veut entendre mais 2) à bon entendeur salut.

     

     

  • Les enchaînés

     

    Dilemme n°9 : Ute ou ure ?

    Voici un dilemme relativement spécialisé, qui suppose, pour être abordé avec quelque profit, une pratique au moins occasionnelle des mots croisés. Quoique. S'il est une chose peu compatible avec l'occasionnalité, c'est la pratique des mots croisés.

    Voilà un truc qui vous engrille vite fait, croyez-moi. Si je pouvais revenir en arrière, je ne commencerais pas. Mais maintenant j'ai peur d'arrêter : toutes mes copines qui ont essayé ont affreusement grossi. Bien sûr il y a les produits de substitution : tricot, coloriage, sudoku. Mais on a beau dire, c'est pas du tout les mêmes sensations.

    Pour ma part j'ai fini par me résigner à vivre dans l'addiction. Car en toute chose il faut considérer la balance bénéfices/risques. À la phobie comme à la phobie, tout palliatif à l'angoisse est ainsi à envisager sans tabou. Toutes les chicanes propres à canaliser efficacement l'affluence des pensées morbides.

    En outre si la grille de mots croisés remplit à merveille son office de prise de tête, ou plutôt de reprise en mains de votre tête, elle vous réserve des tas de plaisirs collatéraux.

    Ainsi le retour rituel de mots fétiches. Comment concevoir une grille sans aï ou sans Io, sans Éon ni ion, sans Ute ni ure ? Il y a dans cette récurrence un pouvoir rassurant qui n'est comparable qu'à la certitude que Maman Papa ou Tata se pointera à la grille de l'école à quatre heures et demie avec un grand sourire et un bon goûter.

    Les verbicrucistes savent que ce n'est pas avec ces mots tellement attendus qu'on gagne une réputation de Grand Énigmatique ou de Sphinx en Chef. Mais cela ne freine en rien leur enthousiasme à déployer des trésors d'astuce définitionnelle, dans un art consommé de la variation, dont la virtuosité n'a d'équivalent que chez le Bach des Variations Goldberg. Et l'on éprouve à les déchiffrer un plaisir au raffinement assez comparable.

    Il y a aussi du plus trouble. Ne fais-je pas preuve de sadisme à m'amuser de voir certains mots être l'occasion de systématiques mises en boîte ? L'émeu par exemple. Je vous mets au défi de trouver dans une grille quelconque en France ou en Navarre, voire en Wallonie ou au Québec, là, une définition je n'ose dire laudative, mais pas trop dépréciative du pauvre animal.

    À tous les coups on lui ressort que c'est un oiseau qui peut pas voler. Genre « ne peut même pas être partisan du moindre essor ». Humiliant, non ? C'est à des scandales de ce genre qu'on voit que l'on a beaucoup de progrès à faire dans la lutte contre les discriminations.

    À l'inverse et de manière tout aussi injustifiée, l'Ute comme l'ure (« vedette de l'art pariétal ») jouissent d'un certain prestige. Pourquoi ? À force de me pencher sur le problème, je suis arrivée à une conclusion.

    En plumitifs assignés à leur ordinateur, confinés dans leur bureau, enchaînés à leur grille, les verbicrucistes, logiquement, sont reconnaissants à ces mots-là d'envoyer vagabonder leur imagination dans le monde qu'ils évoquent pareillement, monde premier et sauvage aux espaces ouverts comme une page blanche.