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  • Passe et manque

     

    « Faites vos jeux. Rien ne va plus. »

     

    Le jeu me passionne, à la folie.

    Une partie jamais terminée, engagée depuis longtemps, depuis toujours. Partenaire : le hasard. Seul partenaire, en réalité. Disons seul partenaire digne du nom.

    Les partenaires humains, quand nous jouons au bridge, au tarot ou à n'importe quoi d'autre, ne sont là, je dois me l'avouer, que pour faire de la figuration. Je sais qu'il en est de même pour eux. On ne se l'est pas dit, pas la peine, on sait qu'on est tous pareils, tous les joueurs.

    On se dit qu'on n'aura vraiment gagné la partie que le jour où le hasard en personne avouera sa défaite.

    Faut être fou pour penser une telle issue possible ? Je le suis.

    Le jeu me passionne, à la folie.

    Mais je ne joue pas d'argent. Je ne suis pas assez fortuné. Mais là n'est pas la raison déterminante. Dans jeu d'argent, il y a surtout argent. Et moi je préfère le jeu.

    Stupide je sais, l'un est utile et l'autre pas. Mais on ne se refait pas. Gagner de l'argent, ou prétendre le faire, autrement dit se vendre, a toujours été pour moi synonyme de vulgarité. (Stupide, névrotique, maso, oui je sais : figurez-vous que je me le sers moi-même avec assez de verve).

    Gagner de l'argent par le jeu est déjà passible d'une telle vulgarité. Mais en outre il s'agit d'une absurdité : la vérité du jeu est la gratuité. Évident, non ? Qui ne joue pas pour rien, il ne joue pas vraiment.

    Voilà une maxime d'allure joliment philosophique, quasiment montaignienne. Montaigne aussi (toutes données égales par ailleurs) était un joueur. Logique : en réalité, sur un plan philosophique, il est évident que la raison est du parti du jeu et pas d'un autre.

    Le vrai divertissement est une manière fort raisonnable d'en user dans la vie. Le vrai divertissement, jouer pour rien : rien à perdre, rien à gagner. Ni plus, ni moins : la gratuité. Et quel gain est plus désirable que la gratuité ? Évident, non ?

     

    « Faites vos jeux. Rien ne va plus. »

    J'ai joué le zéro, je ne joue que le zéro. Jamais rien d'autre. Défier le hasard est affaire d'immobilité, d'attente prudente. Le hasard est un fauve qui se guette à l'affût.

    Je sais qu'un jour il viendra dans mon domaine. Un jour on se trouvera. Et on jouera le grand jeu.

    Un jour.

     

  • Tombé

     

    Ce n'est pas mourir qui est difficile, c'est vivre.

     

    La lutte est celle-ci, la vraie guerre. Vivre, non pas seulement survivre.

    Voir le jour qui se lève et s'émerveiller que la lumière encore soit lumière.

    Et puis dans la tranchée, tenir, en homme digne de ce nom. Endiguer le dégoût du sang qui se mêle à la fange. Tenir, droit, dans la lassitude du corps, dans l'amertume du sort insensé qui t'est fait. Ne pas penser à l'injustice, aux planqués de l'arrière, aux chefs qui usent de toi, de vous tous, comme de pions pour leurs jeux de stratégie.

    Ne pas penser à ceux qui disent que la guerre est jolie. À ceux que la mort, si par hasard elle venait à eux aujourd'hui, trouverait dans un lit aux draps propres.

    Tenir dans la peur. La sale angoisse qui te happe, qui te déglutit plus sûrement que l'argile grise. L'angoisse qui suce tes dernières forces, en monstre sadique.

    Tenir pour le petit nouveau qui vient d'arriver, presque un enfant encore, dont tu essaies d'être le père ici, l'ange gardien dans cet enfer. Il te faut aller chercher encore en toi un peu de force pour faire rempart à la mort qui le guette, il est une proie si facile.

    Tenir avec les autres, tous les copains, ceux que tu aimes, et ceux que tu n'aimes pas, les gentils et les salauds, les malins et les cons.

    Tenir avec les autres parce qu'ils sont là avec toi. Vous êtes un seul corps. Un corps d'armée.

    Et vous attendez. L'assaut ne va pas tarder.

    Vous attendez, transis et résignés. Au signal il faudra escalader, s'extraire de ce trou de terre, surgir et affronter le feu.

    Ceux d'en face aussi ils attendent. Dans la même peur la même lassitude la même amertume. Le même espoir d'échapper, une fois encore. Jusqu'à la prochaine.

    En face il y a des armes qui vont cracher la mort, en espérant que cette mort ne soit pas la tienne. Et sinon …

    Sinon, quand la guerre sera finie, tu auras ton nom quelque part sur une jolie place, un nom que dira la voix d'un enfant lors d'émouvantes cérémonies du souvenir.

     

    À cet enfant, à tous les enfants, toi aussi tu as quelque chose à dire, quelque chose dont tu voudrais qu'ils se souviennent enfin, les hommes. Tous les hommes.

    Ce n'est pas mourir qui est difficile, c'est vivre.

     

     

  • Atelier au sofa

    Un petit félin roulé en boule sur le pouf. Une bibliothèque : thrillers, fictions, poésie. Cerise sur le pudding, quelques thèses brochées. Des livres non tous lus, disons-le vérité oblige, des livres simplement présents. Des mots qui veillent.

    Tel est son lieu de vie, le lieu où il crée depuis si longtemps. Il y peint de jour en jour des toiles où s'exprime de mieux en mieux ce qu'on peut nommer comment ? Son génie ?

    Une dextérité, du moins (il reste modeste) : il est fort pour trouver une composition, unir les couleurs, silhouetter un sujet, rendre le concret d'une étoffe, le teint d'un modèle.

    Justement elle doit venir, son modèle : on est lundi, le rendez-vous est pour trois heures. C'est toujours un moment-clé, le premier coup d'œil sur un modèle inconnu. Il doit se décider vite, d'instinct, sur son emploi.

    L'emploi optimum de ses formes pour le projet qu'il forme. Oh oh il est poète en plus, disons rhétoriqueur (pour rester modeste), joueur de mots comme de couleurs.

    Voyons, étendue sur une indienne rouge, négligemment froissée sur le sof... euh le lit. Ou plutôt debout, guerrière ? Et l'expression ? Jocondesque et mystérieuse c'est toujours bien. Le public s'y retrouve. Côté fric c'est bon.

    Eh oui, qui peut vivre de clopinettes, hein ? Créer, c'est une chose, une option. Bouffer, c'est obligé. Hors public prêt à investir dans ton œuvre ou hors solide sponsor t'es mort.

    Même pour les génies, c'est itou. Style Vincent et frérot. L'ennui c'est que les mécènes ne courent plus les rues (les ont-ils courues un jour ?) Oui OK : des entreprises sont mécènes, ou feignent de l'être, pour optimiser leur impôt …

    Il ne risque guère de les intéresser. Seul et hors système comme on dit, oui c'est tout lui. Libre. C'est l'essentiel.

     

    Euh bon bref : elle doit se pointer bientôt, il est trois heures moins une ...

    Tiens on sonne. Pile poil. Précise, un bon point pour elle. (Et pour qui invente cette histoire, donc !)

    « Entrez. Merci d'être si ponctuelle. Je me présente : Pol Cézone. Oui. Bon. Mes vieux ont trouvé le truc rigolo. Ou bien celle qui écrit : j'vous jure être un sujet d'histoire, ce n'est nullement une sinécure. En plus du coup zéro choix, peintre ou rien. Dur, hein ? Et vous, votre nom ?

    - Atala … Oh là lààà ! Vous êtes tout pâââle ! Aaallons, aaallons, allongez-vous sur le sofa, voilààà. Ça vaaa ?

    - Stop stop ! Et pitié : pour ce meuble ici dites un lit, une couche éventuellement, sinon je ne réponds plus de rien. Et puis je vous renomme, je suis obligé. Otolo ?»