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  • Le cri des paons (8/8)

     

    2 juillet. Discuté avec Chantal. J'ai compris un truc, enfin deux. Chantal elle est en train d'admettre qu'elle vieillira un jour. « C'est la vie, il peut y avoir du bon, tu sais, à chaque saison. Il faut accepter, faire confiance.Tu sais, au Club, il y a des jours je vois bien qu'ils sont encore heureux, vraiment heureux. »

    Elle est aveugle ou quoi ? Elle voit pas la différence entre sa peau douce, son corps plein de sève, et les vieux débris qui se pissent dessus ? Elle a envie qu'on lui remette un cordon de fœtus, un jour, elle a envie qu'on lui hurle dans l'oreille : « Allez Mémé Francord, on va prendre ses médicaments bien sagement ... » ?

    Et puis avant : devenir une espèce de chose sèche comme la Carogne qui a plus pour seul plaisir que de mener son monde à la baguette ? Ou se faire copine avec le groupe des trois pipelettes, là, toujours à épier les uns ou les autres ?

    Ou Maman. Des soucis de mère, des soucis de fille. Et elle ? Son printemps il est loin, tellement loin. Ça lui crève pas les yeux, à Chantal ?

    Le deuxième truc c'est que moi tout ça je l'admets pas. Et je l'empêcherai. Je ferai ça pour elle. Il est juste temps : elle est en train de se résigner.

     

    10 juillet. Voilà. C'est prêt. Trouvé des gouttes à Mémé. Elle sera à moitié endormie, elle sentira rien. Faut pas la laisser devenir ça. Il est temps, il  faut le faire. Maintenant. Demain matin. Près du bassin on doit se voir. Sûr qu'au fond elle est d'accord. Chantal, t'iras jamais finir dans une quelconque Quatre Saisons.

    Maxime te donne ton printemps pour toujours.

     

    11 juillet.

    Mémé est dans l'Hiver la faute à Alzheimer

    ça fait beaucoup de peine la faute à l'ADN

    Chantal elle est par terre la faute à Alzheimer

    et Maxime a la haine la faute à l'ADN

    Maxime Sauveterre la faute à Alzheimer

    il sait que tout s'enchaîne la faute à l'ADN

    ADNADNADNADNADN

     

    Christine Sauveterre referma le cahier.

    « Je ne sais pas pourquoi je vous ai lu ça, Agathe. Je me suis dit que peut être vous comprendriez … En tous cas il fallait que je le lise à quelqu'un.

    - Bien sûr, Madame Sauveterre. Merci. Il y a votre maman aussi, elle a écouté, vous savez.

    - Pauvre Maman ! Qu'est-ce que tu as bien pu entendre de tout ça ? Ne t'inquiète pas. Je suis là ... »

     

    Elle lui caressa la joue. Un paon cria, derrière le taillis. Christine sursauta. Une lueur était passée dans le regard de la vieille femme. Elle ouvrit la bouche. Mais au lieu de l'horrible cri, ce fut un murmure qui s'en échappa, léger, paisible.

     

    Agathe se leva : « On peut y aller, maintenant » dit-elle.

     

     

  • Le cri des paons (7/8)

     

    30 octobre. Demandé à Chantal ce qu'elle foutait avec tous ces vieux. OK faut bien gagner sa vie mais quand même. Paraît qu'elle se sent utile et aussi que c'est pas si triste : ils sont encore rudement accrochés à la vie, elle trouve. Justement, c'est ça qui va pas. Mémé, ils l'ont passée à l'Eté.

                                                                                                                                 ***

    « Ils s'embrassaient, derrière le bassin, Chantal et le petit Maxime. Un bien joli couple. Ils se sont rencontrés, oh guère après que Mme Carogne elle a embauché Chantal. Il fallait une animatrice, qu'elle a dit. Elle a vu ça dans les autres centres. Par exemple à l'Étoile ils ont un club de loisirs aussi. Elle veut pas que nous aux Saisons on soit moins bien. C'est normal remarquez.

    Vous connaissez l'Étoile, un peu plus loin sur la nationale ? C'est bien aussi, sauf l'entretien de leur parc c'est pas pour dire. Et puis ils ont pas la volière, le bassin, tout ça. N'empêche ils ont pas eu de morts. Enfin je veux dire ce genre de morts. Des gens, pas des pensionnaires.

    Pauvre petite ! Le jeune homme à mon avis elle lui a tapé dans l'œil tout de suite. Après vous savez ce que c'est, se rencontrer par hasard. Le Maxime, je le voyais guetter, assis à côté du fauteuil de Mme Moricier. Le plus rigolo c'est que sa mère, la fille à Mme Moricier, elle s'était aperçue de rien ... »

                                                                                                                                                              ***

    5 février. Mémé marche plus du tout. Elle arrêtait pas de se casser la gueule, du coup ils l'ont mise en fauteuil, et dans l'Automne, ils font des regroupements comme ça. À part ça elle a l'air d'avoir à peu près le moral. Ils la shootent avec des tas de produits. C'est mieux pour tout le monde.

    Elle prend Maman pour sa mère, elle lui raconte des tas de trucs, on comprend que dalle, elle dit un mot pour un autre. C'est drôle, au final. Chantal ça la fait rigoler, Maman apprécie pas. Moi oui, Chantal quand elle rit, elle est irrésistible. J'ai tout le temps envie de l'embrasser. En voilà une qui est pas faite pour être vieille.

                                                                                                                                  ***

    « Venu ce matin ? Maxime ? Mais pourquoi il me l'a pas dit ?

    - Je ne sais pas, Madame. Apparemment, d'après les témoignages que j'ai recueillis, il avait un rendez-vous.

    - Un rendez-vous ? Avec qui ?

    - Avec la victime. Votre fils serait la dernière personne à l'avoir vue vivante, si l'on excepte M. Bouilloux, naturellement. C'est donc notre principal témoin, et c'est à ce titre que je souhaite l'interroger.

    - Attendez ! Principal témoin, ça veut dire quoi, ça exactement ? Vous n'allez quand même pas soupçonner Maxime ! Vous n'imaginez pas ? …

    - Mon métier n'est pas d'imaginer, Madame. »

                                                                                                                                  ***

    11 juin. C'est vraiment le printemps. Le buisson de genêt de la volière est tout fleuri. Ce que ça sent bon ! Chantal s'en est mis un brin derrière l'oreille. Elle est tellement belle, tellement vivante. Quand c'est qu'on arrête de vivre dans l'odeur du genêt, le chant des oiseaux, le goût de la mer, la brûlure des rochers dans la garrigue l'été ?

    Quand c'est qu'on se met à vivre juste pour pas mourir ?

     

    25 juin. Maintenant quand on va chercher Mémé dans sa chambre, elle est chaque fois en train de crier. D'ailleurs dans l'Hiver ils crient presque tous. Je croyais pas que ça pourrait lui arriver à elle. Mémé. Je sais pas si c'est d'entendre les paons. C'est le même cri. Horrible. Il faudrait que quelqu'un la fasse taire.

                                                                                                                                                                  ***

    Maxime Sauveterre se taisait, le visage fermé. Elles avaient dit vrai, les Trois Parques. La lumineuse beauté de ses traits de tout jeune homme, auréolés d'une chevelure que le soleil d'été blondissait encore. Pour le reste aussi : le regard qu'il fixait sur le mur était d'une effrayante tristesse. Une tristesse dure et sans concession. Accusatrice.

    « Vous savez que ce n'est pas votre intérêt, de refuser de témoigner. On peut interpréter cela comme un aveu. Ou si vous cherchez à protéger quelqu'un, cela entre dans le cadre de la complicité. »

    Maxime jeta un bref regard au policier. Il eut un ricanement amer:

    « Des complices … Y a que ça … ». Et, à nouveau, silence.

    « Bon, je vous informe que de toutes façons une analyse d'ADN est en cours. Vous pouvez aller, maintenant. »

    Christine attendait son fils devant la porte.

    « Le coup de l'ADN », dit-il. « Ils sont tous d'accord. »

     

    A suivre.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Le cri des paons (6/8)

     

    « Bonjour Agathe ! Y a un moment que je vous cherche, dans cette pagaille !

    - Bonjour, Mme Sauveterre ! C'est à cause de cette terrible histoire …

    - Oui on m'a dit, Mme Carogne est dans une humeur massacrante. Bonjour Maman, c'est moi Christine ! Regarde-moi, Maman, arrête de crier … Elle est bien agitée, on lui a changé ses médicaments ? On m'a dit qu'on allait baisser les doses, il paraît que ça l'assomme trop. Vous avez une idée, vous, pour cette pauvre petite ?

    - Aucune ... Vous savez je veux pas vous choquer, j'aime bien votre maman, et aussi la plupart des autres. Malgré quelques numéros insupportables au Printemps, vous voyez qui je veux dire. Quoiqu'en fait il y en a je pense pas que ce soit une question d'âge. Enfin bref, ce que je veux dire, ce qu'on peut pas s'empêcher de penser depuis ce matin …

    - Bien sûr … Je pense la même chose que vous, Agathe, la mort n'avait que l'embarras du choix ici. Seulement voilà, comme dit la chanson, le sort tomba sur le plus jeune … La mort a l'humour noir, que voulez-vous !

    - De l'humour ! Vous avez de ces mots, madame Sauveterre !

    - Oui je sais, plus on vieillit, moins ça fait rire. Ma mère, quand elle était jeune, c'était son genre, l'humour noir. Hein Maman, t'étais pas la dernière à plaisanter de tout ça ! »

    Pour toute réponse, la vieille femme reprit son hululement nasillard, les yeux vaguement dirigés vers le paon blanc qui faisait la roue à l'endroit même d'où l'on avait enlevé le corps de la jeune Chantal, devant les hautes tiges des roses trémières.

                                                                                                                                ***

    26 septembre. On a fêté l'anniversaire de Mémé. Il y avait une nouvelle aide-quelque chose ou je sais pas quoi. Chantal.

                                                                                                                                                               ***

    « Nous étions toutes les trois, les Trois Grâces comme ils nous appellent ... »

    J'aurais dit les Trois Parques, ne put s'empêcher de penser le policier.

    « Donc toutes les trois vous avez vu ce jeune homme ?

    - Oui. On s'est fait la même réflexion qu'il se fait drôlement beau, le Maxime. Ça commence à faire un moment qu'on le voit, il vient avec sa mère. La fille. Elle est là presque tous les jours. C'est pour ça que Mme Moricier, tout le monde est aux petits soins pour elle.

    - Oui parce que sinon, vous savez, ceux de l'Hiver, il y en a on les surveille pas comme le lait sur le feu. Yvette, c'est bien toi qui as entendu crier le vieux euh … Machin hier ? Tombé du lit, vous vous rendez compte ? La nuit c'est Joseph qui garde l'Hiver, il est gentil, mais des fois il en prend à l'aise. On peut pas lui jeter la pierre, c'est vrai c'est un légume, Machin (ah zut j'arrive pas à retrouver le nom)

    - Comme on sera bientôt, ma belle, qu'est-ce que tu crois ?

    - Moi je vais te dire, Solange, j'espère que je passerai avant, parce que sanglée sur le lit avec des escarres partout …

    - Donc Maxime Sauveterre est passé dans le patio à 9h, 9h30 ?

    - Pas après 9h30 sûr, Monsieur l'Amiral, c'est l'heure de la séance de coiffure, le lundi. D'ailleurs on lui a dit, on va se faire belles pour draguer les beaux blonds comme toi, mais ça l'a pas fait rire.

    - Oui c'est vrai c'est dommage un si joli garçon et toujours l'air triste, qu'on se disait avec Yvette, beau comme un ange, mais l'air de porter le malheur du monde sur ses épaules. Le fils à Mme Moricier …

    - Non, son petit-fils.

    - Tu crois ? Mais la dame qu'on voit avec lui d'habitude, c'est pas la fille ?

    - Oui justement ! Faites pas attention, Monsieur le Ministre, elle commence à faire un peu de l'eau, Solange ... »

    Quand Arlette était venue les chercher pour la séance de beauté, elle s'était étonnée de voir Maxime seul, et à une heure inhabituelle. En général, quand il venait, c'était avec sa mère, le week-end. Rarement un jour de semaine, et jamais le matin.

    « Vous avez un rendez-vous ? » lui avait-elle demandé histoire de le faire sourire.

    Il n'avait pas souri.

    À suivre.