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  • Le cri des paons (2/8)

     

    « Bonjour Mme Moricier ! On a passé une bonne nuit ? Joseph m'a dit que vous aviez mieux dormi. » Agathe, comme tout le personnel des Quatre Saisons, avait pris l'habitude de s'adresser aux pensionnaires en hurlant sur un ton enjoué.

    De temps en temps, elle s'entendait parler faux. Le haut niveau sonore était nécessité par la surdité plus ou moins profonde des vieux. Mais ce ton de bonimenteur ?

    On cherchait à leur vendre quoi, aux vieux gagas ? Ils n'avaient plus le choix de rien.

    Alors elle reprenait doucement, avec une fraîche gentillesse, comme petite fille elle disait « Mamie, tu veux que j'aille te les chercher, tes lunettes ? » La vieille femme fit un geste vague de la tête.

    Elle savait encore obscurément qu'il fallait envoyer un signe pour que les choses continuent, et que tout signe était valable, ce n'était plus une question de sens.

    Agathe l'aida à gagner la salle de bain. C'était le moment le plus pénible de la journée : enlever la chemise de nuit, découvrir le corps flasque, marbré des stases violettes du sang sous la peau.

    La pompe cardiaque continuait son aveugle noria, mais chaque jour avec moins de vigueur, et, de plus en plus souvent, avec des ratés, des pauses. Le sang avait beau se désépaissir, il se mettait à stagner, comme une rivière au flux sans vigueur qui finissait par se perdre dans un fatras de broussailles et de pierres.

    Agathe ôta la couche souillée, nettoya avec précaution l'entre-jambes chauve et rabougri. Là se concentrait l'horreur de la décrépitude.

    Cette femme avait été belle, ça se voyait encore. Finesse de la peau, moue de la bouche gardant quelque chose de fier, d'insolent presque, dessin pur du profil, un je ne sais quoi d'impérieux dans le regard absent. Ce sexe aujourd'hui humilié par la vieillesse avait dû être tellement désiré, glorifié …

    La vieille souriait d'une béatitude organique, tentant de boire à petites lampées l'eau de la douche, ce qu'il fallait à tout prix empêcher pour éviter une fausse route fatale. Depuis six mois elle n'était plus nourrie qu'avec une sonde gastrique car la maladie avait atteint jusqu'au réflexe de déglutition. Deux fois, déjà, il avait fallu expurger les poumons.

    « On va se faire belle aujourd'hui, Mme Moricier, votre fille va venir, vous irez faire un tour dans le jardin, voir les paons. En attendant je vous amène à la salle du club, d'accord ? »

    Comme on fait aux bébés, Agathe caressa la commissure des lèvres pour obtenir un sourire réflexe en réponse à sa proposition. Mais dans sa nuit mentale, zébrée d'images télescopées surgies de zones aléatoires du passé, que pouvait bien signifier pour la vieille femme une séance au club de loisirs ?

    Agathe était identifiée tantôt comme la mère, tantôt comme la sœur, toutes deux mortes. Parfois comme la fille, celle-ci étant prise pour l'infirmière.

    Enfin ça c'était il y a encore quelques semaines, quand Mme Moricier produisait encore des mots un peu articulés, qu'on pouvait interpréter comme Maman, Claudine ou Christine

    Ayant calé un oreiller contre le dossier du fauteuil roulant, Agathe dirigea son paquet de chair humaine vers la salle du club, où d'autres vieux attendaient sagement sous la garde d'une autre aide-soignante.

    «  Ah Nathalie ! Pardon, on est un peu à la bourre !

    - De toute façon tu vois Chantal est pas encore là. Étonnant, d'ailleurs, c'est pas son genre d'être en retard. Puisque t'es là, je te les laisse et je vais aux nouvelles, OK ? »

                                                                                                                               ***

    24 septembre. Mémé est entrée ce matin dans la maison pour vieux, les 4 saisons ça s'appelle. On ira dimanche. Maman faisait une sale tête en revenant.  J'avais pas le choix, elle a dit. C'est clair. Mais quand même si on avait pu éviter que ce soit le jour de son anniversaire …

     

    À suivre.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Le cri des paons (1/8)

     

    « Cette nuit j'avais les cheveux tout blancs. C'était pas un rêve angoissant, mais je sentais que c'était comment dire déplacé. ».

    Agathe secoua la tête pour appuyer sa déclaration. Non, c'était pas encore le moment. Déplacé. Il y a un temps pour tout, et elle avait encore du temps, avant. Avant ça.

    Le matin en arrivant, Agathe prenait le café avec l'équipe de nuit. Elle suçotait le sucre qu'elle avait trempé dans le liquide très noir. Joseph passa la main dans sa crinière

    « Moi l'autre jour j'en ai trouvé un, de cheveu blanc. Ça vient plus vite que tu crois. C'est déjà là, tu sais. 

    - Si c'est pour me déprimer de bon matin, j'aime encore mieux aller bosser. Elle a passé la nuit comment, Mme Moricier ?

    - Plus calme. Mais je te conseille d'aller la voir en premier, quand même.

    - J'y vais. Vous direz à Arlette que je commence par la 4. Alors à ce soir. »

    En traversant le patio qui menait aux chambres de l'aile 4, Agathe s'attarda à regarder les paons qui occupaient la pelouse à côté du bassin.

    Il y en avait un, blanc, au milieu des autres, qui faisait la roue. La roue c'était un tour chacun, on aurait qu'ils se relayaient histoire de ne pas trop se fatiguer.

    Ou bien il y avait parmi la petite colonie une hiérarchie, une étiquette, un code qu'elle ignorait.

    Il ne fallait pas trop s'attarder cependant et traverser avant que l'un d'eux ne lance son cri. Depuis dix ans qu'elle travaillait aux Quatre Saisons, Agathe ne s'était toujours pas habituée à ce son de trompette nasillarde. La laideur, mais pas seulement. Le cri était un appel, un appel mal articulé comme celui du rêveur qui appelle dans le vide de la nuit.

    Ce qu'elle ne supportait pas surtout, ce que personne ici ne supportait, c'était que les vieux attachés à leur fauteuil ou à leur lit, en dernière phase de leur maladie, ils criaient du même cri que les paons, certains pendant des heures, en proie à un cauchemar qui ne finirait qu'avec la vraie nuit, la nuit sans réveil.

     

    Mme Moricier occupait la chambre 47 de l'Hiver. Le nom des bâtiments ressemblait à une mauvaise plaisanterie. Le centre s'appelant les Quatre Saisons du nom du lieu-dit voisin, la directrice avait trouvé opportun de baptiser chacune des parties du bâtiment d'un nom de saison.

    « Mais quand même », lui avait dit Agathe une fois, « bâtiment 1 pour les plus valides : Printemps. Été pour ceux plus atteints du 2, et ainsi de suite la dégringolade jusqu'au bout du 4 … Heureusement qu'à partir de la fin de l'Été, ceux du bout du couloir, ils ne se rendent plus vraiment compte.

    - Je ne vous le fais pas dire. Et puis tout le monde sait bien à quoi s'en tenir sur le parcours. C'est la condition humaine, n'est-ce pas. J'ai choisi l'organisation la plus rationnelle. L'aile 4 pour le terminal, la plus petite, la plus proche de la salle de soins intensifs. C'est logique. »

    Le logement de fonction de la directrice se trouvait, lui, dans un coin retiré du parc, que les employés entre eux appelaient les Champs Elysées.

                                                                                                                     ***                                                                                                                 

    11 juillet. Passé chez Mémé fêter mon bac. Depuis un moment j'y étais plus allé. Carrément glauque : elle a lâché côté ménage et tout ça. Et puis elle était fringuée fallait voir comment. Maman a dit en repartant : l'aide ménagère ça suffit plus, il faut trouver une autre solution maintenant. En tous cas Mémé était contente de me voir, sauf qu'elle m'a appelé tout le temps Joël. Il avait mon âge à peu près quand il est mort, l'oncle Joël. C'est tout ce que je sais vu que personne en parle jamais. Sur les photos je lui ressemble pas, je trouve. Si : la voix, a dit Maman. Et les cheveux blonds.

    À suivre.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • La journée des talents (8/8)

     

    « On vous a vus, Kévin et moi, écrire la lettre : c’est vous les balances …

    - Foutez-nous la paix ! C’était dégueulasse. On pouvait pas laisser …

    - Ouais et le résultat c’est que Rémy aussi il est mort maintenant, le pauvre, égorgé grave, il paraît que ça pissait le sang partout …

    - Trop fort ! Comme les vidéos sur internet ?

    - C’est sûr c’est moche, mais pour Augustin aussi c’était ...

    - Ils ont eu raison pour leur lettre : c’était un crime, les mecs, un crime !

    - Oh toi, Coralyne l’intello ... »

    Claire, elle, est restée seule, sous un platane de la cour, à l’écart de tout ça. Depuis avant-hier Claire a un grand trou dans le cœur. Elle revoit le regard d’Augustin, elle essaie de retrouver sur ses paumes la chaleur de sa main, elle cherche le silence pour entendre sa voix un peu rauque lui redire Ma chérie à moi 

    Claire n’a dit à personne qu’Augustin c'était son amoureux, et elle ne le dira pas. Ça restera leur secret, leur lien à travers cette chose qui s’est mise entre eux. Cette chose aux voiles noirs.

                                                                                                                                           ***

    « Depuis le début, tous, je les avais vus ».

    Hélène sursaute. La voix, brève, basse, est venue d’un coin du bureau, dans l’ombre. Elle se retourne.

    « Vous n’aviez pas vu M. de Cournonterral, Madame, je suis désolé. En fait, il allait faire sa déposition quand vous êtes entrée.

    - Sa déposition ? Tu sais quelque chose, Justin ? »

    D’un geste léger de la main, il se contente de désigner, sur le bureau de Gaëtan Bondil, un objet qu’elle n’avait pas vu. C’est un couteau, dont la lame triangulaire est pointée exactement vers elle.

    « Poignard aztèque du milieu du XV° siècle. On voit le même représenté dans la tombe du roi Moctezuma.

    - Justin ! ... Tu n'as pas fait ... ça ? » Son regard de loup. Son sourire d'ange.


    "Il fallait bien que quelqu'un le fasse."

                                                                                                                          ***

    Dramatique coup de théâtre et fin d'une malédiction.

    Avec la succession des meurtres qui ont endeuillé le riant village de Dormez en moins de 48 heures, terrible accélération de l’actualité sous les coups de boutoir d’une folie exterminatrice ! Mais l’heure n’est pas à la philosophie, l’information doit reprendre ses droits. Le coupable de l’horrible assassinat du jeune Rémy S. s'avère être un enseignant du collège, déjà soupçonné en d’autres lieux pour une grave affaire de pédophilie. Ce dont l’enquête nous le souhaitons ne manquera pas s'étonner, c'est qu'il ait pu continuer sans coup férir son métier d’ensaignant.

    « Je me garde naturellement de l’accabler, je respecte la présomption d’innocence, mais c’est un devoir d’empêcher de nuire des personnes qui, il faut bien le dire, ont un comportement plus bestial qu’humain.» Monsieur P. nous a précisé dans la suite de l’entretien qu’un groupe de personnels du collège s’était par ailleurs porté partie civile dans l’accusation.

    L'infirmière confirme que sans vouloir hurler avec les loups, elle a elle-même plusieurs fois tiré la sonnette d’alarme. Madame F., responsable du CDI du collège, nous a fait part de son intuition. « J. de C., j’ai vu tout de suite que ce n’était pas un bon vivant. Il y a des signes qui ne trompent pas. »

     

    Hélène repose le journal. Il sort, c’est lui, voilà. Sa haute silhouette encadrée de deux policiers. Il a remis ses lunettes noires. Elle est restée dans un coin sombre de la cour. Eux, ils sont là, au milieu, au soleil. Il leur adresse un sourire. « Vous avez vu, il nous nargue, le salaud ! » s’écrie Alain Petitgarçon en mordillant furieusement sa moustache.

    Justin de Cournonterral leur fait face un instant. Puis il détourne la tête et on l'emmène, sans que le sourire ait quitté ses lèvres.

    Son sourire étrange et beau, son sourire d'ange.