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  • La journée des talents (4/8)

     

     

    « Il faut afficher un communiqué à la grille, ça évitera la multiplication des coups de fil. C’est un fait il ne faut pas se faire d’illusions, la police et un mort au collège, la presse va s’empresser. Enfin c’est un fait que je veux dire. Je vous demande en priorité vous les enseignants de vous abstenir de tout commentaire. C’est un fait que pour l’instant il n’y a que des hypothèses. »

    Adrien Léners, principal du collège, a réuni le noyau de la communauté éducative pour une cellule de crise. Benoît Marchand le gestionnaire, ayant le soin de briefer de son côté le personnel administratif et de service.

    « Oui en l’absence de certitude autre qu’hypothétique, c’est exact comme le souligne M. le Principal : il convient de rester prudents, voire prudemment pragmatiques. » Alain Petitgarçon ponctue sa péremptoire affirmation d’un mordillement de sa moustache.

    « On vient de te dire que ceux qui n’ont rien à dire ferment leur gueule. » marmonne Geneviève Wassong en allumant sa troisième cigarette.

    « Oui, Madame Wassong ? C’est un fait que s’il vous était possible de ne pas fumer dans la salle de réunion. Vous souhaitez intervenir dans le débat ?

    - Surtout pas, Monsieur.

    - Et surtout tu éteins pas ta clope : pour une fois qu’on peut faire chier en même temps Léners, la Poitrail et Grosbeauf, surtout, ne pas s’en priver. »

    C’est Jérémy Touron qui lui a murmuré ce conseil entre ses dents, non sans cesser d’affecter la plus grande attention au discours du principal.

    «Quel esprit de sacrifice ! Tu es prêt à risquer une récidive de ton cancer du poumon ? »

    La première fois que Jérémy, un matin, avait annoncé qu’il devait passer un scanner, ses collègues s’étaient employés à calmer son angoisse, gardant pour son absence le partage de leurs inquiétudes. Peu après, il les informa d’une raideur à la nuque qui pourrait bien signaler un début de méningite.

    La semaine suivante une courbature à la cuisse lui fit envisager le surgissement des premiers symptômes de la sclérose en plaques. Depuis, l’ajout des différentes touches propres à composer un tableau raffiné d’hypocondrie est devenu entre ses collègues un sujet de pari (Tu vas voir aujourd’hui il se tape un mélanome, avec les beaux jours qui arrivent ...).

    Le noyau éducatif a droit à un monologue pontifiant constituant l’apport habituel de l’infirmière à la communauté pédagogique.

    « … Blabla priorité … blabla choc émotionnel ... élèves blabla ... angoisse … enseignants ... blabla notre culpabilité ... inconsciemment blabla …

    - Oui, c’est un fait que bien sûr, Madame Poitrail, mais il faudrait maintenant avancer la réunion …

    - Naturellement, M. le Principal. Je fais une note d’information pour les enseignants avec mes consignes de façon à éviter les erreurs grossières ...

    - Si vous avez une suggestion, Monsieur Touron, c’est un fait qu’il vaudrait mieux en faire part à toute l’assemblée …

    - Non, rien d’important. Je me disais qu’en tant qu’enseignants nous devions humblement reconnaître notre incapacité totale à prendre en compte sans grossières erreurs la psychologie des adolescents. »

    Anaïs Poitrail pince ses lèvres minces.

     

    Hélène a cessé d’écouter. Elle essaie, avec une application maniaque, de se représenter l’image que Martin Piolet lui a décrite : Augustin Duras affaissé sur lui-même, les mains crispées sur le sac en plastique qui lui emprisonnait la tête.

    « Pauv' gosse, il était plutôt grand, hein ? Là, c’était terrible, tout plié qu’il était. Il nous en a fait baver, le Duras, mais là, pauv' gosse, j’aurais voulu lui dire comme d’habitude : arrête ton char, et qu’il se relève, pauv' gosse... »

    Elle, ce soir-là, devant le corps allongé sur le drap blanc, elle avait pensé : qu'elle est petite, qu'elle est frêle, pourquoi ils lui ont mis cette chemise trop large ? Et la pâleur sur le visage aux yeux fermés. C’est vrai, pouvoir dire ça : relève-toi, ma chérie. 

    Et que ses yeux se rouvrent, et revoir son regard de miel, une fois encore.

    Hélène sait que désormais l’image de cet autre adolescent viendra rejoindre dans ses insomnies celle de son enfant qui, un soir de solitude et d’angoisse, avait choisi de ne jamais avoir vingt ans.

     

    « … la regrettable montée statistique du suicide des jeunes. J’ai proposé au Conseil d’Établissement notre participation au projet pilote lancé par la cellule santé du Rectorat ... 

    - Peut être c'est un fait tout ceci n’est plus à l’ordre je veux dire du jour. Le commandant Bondil s’oriente vers un meurtre. Il va mener ses interrogatoires c'est un fait que je veux dire l'enquête sur le passé de chacun ».

    Moustache mordillée, regard en coin.

    Difficile de savoir si derrière les lunettes noires le regard de loup a cillé.

     

    À suivre.

     

     

     

     

     

     

  • La journée des talents (3/8)

     

    Au moment de partir pour la salle polyvalente, Hélène avait constaté en 4°C l’absence d’Augustin Duras. Martin, le CPE, était arrivé immédiatement : « Il était là à huit heures. Allez, je vais appeler les parents, une fois de plus ! Faut toujours qu’il foute la merde, ce con-là ! »

    Piolet n’avait pas pour habitude de mâcher ses mots. Son crâne rasé de légionnaire et ses gros bras de culturiste lui avaient valu auprès des élèves le surnom de Mr. Propre. Il était exact que l’élève envoyé dans son bureau pour un quelconque problème en ressortait correctement lessivé.

    Augustin Duras était un habitué de ces explications de texte serrées. Tenant du titre en jours d’exclusion, recordman en heures de colle. Compte-tenu des avertissements et autres signalements à son actif, il était bien placé cette année encore pour remporter le grand chelem des sanctions en tous genres.

    Hélène naviguait à vue avec lui, incarnant successivement toutes les Figures du Pédagogue : Sévère mais Juste, Psychologue et Sécurisante, Dynamique donc Remotivante.

    À certains moments d’hiver, de grippe en couvaison et d'insomnies récurrentes, il n’était plus resté dans son arsenal que C’est Comme Ça C’est Moi Qui Décide. Attitude de très loin la plus efficace.

    À l’issue d’un bon savon pour un nième devoir non rendu (Tu iras le faire en colle, je veux une présentation parfaite et pas une faute d’orthographe, c’est clair ?) Augustin s’était pointé à la fin du cours « Madame, je voudrais jouer une scène avec François à la journée des talents. »

    Mixte de Sévère mais Juste et de Dynamique donc Remotivante « Eh bien écoute ça dépend de toi. Si tu sais le rôle, disons pour jeudi, je veux bien qu’on essaie. »

    A vrai dire c'était surtout Je Risque Pas Grand Chose Avant Qu’Il Bosse Assez Pour Savoir Son Texte D’ici Jeudi. Le jeudi Augustin savait le rôle.

                                                                                                           ***

    « Pour une fois rien, il a rien fait. Il est mort. Vous prévenez discrètement Mme Kerdon et M. Bernard pendant qu’on rassemble les gamins. »

    Pour le trajet de retour vers le collège, ce ne sont plus les profs ou les surveillants qui guident les élèves. Il y a une présence, étrangère mais intime, drapée dans ses voiles noirs. Elle a pris la tête du groupe et désormais le mènera à sa guise.

    Si ignorants qu’ils soient de la tragédie grecque ou des alexandrins de Racine, les élèves, à l’annonce de « l’accident », ont compris. Et, derrière le troupeau que guide la chose aux voiles noirs, Justin de Cournonterral avance, son sourire d’ange aux lèvres.

    Hélène voit des larmes dans les yeux de François, le meilleur copain d’Augustin. La plupart des élèves se taisent, sous l’accablante impassibilité du soleil. Ils sont quelques-uns, cependant, à ne pas cesser leur moulinage verbal, avec sur le visage soudain un air de veule gourmandise.

    Celle qui fait saliver les médiocres au passage du destin, du malheur, de la mort. Au passage à distance suffisante, bien sûr. Ainsi ils s’en délecteront sans risque, en voyeurs se dispensant d’exister.

    Depuis quelque temps, Hélène a perdu toute vergogne à s’avouer qu’une bonne pensée de bon mépris la revigore, comme un antidote. Depuis quelque temps elle se dit souvent qu’il y a trop de meurtres en retard dans sa vie. Faudrait un jour se mettre à jour.

    Elle a un regard pour Justin qui marche à côté d’elle. C’était pas si mal dit tout à l’heure Un jour pour cérémonie aztèque ...

                                                                                                                                                     ***

    Tragique récré au collège.

    Le collège du charmant village de Dormez, dont nous déplorions récemment dans nos colonnes les trop rares retombées médiatiques malgré l’activité de son Comité des Fêtes, se voit aujourd’hui à l’avant-scène de l'actualité régionale, théâtre d’un drame inqualifiable. Le commandant Gaëtan Bondil, venu de Digne, bien connu dans le département, a révélé à notre rédaction qu'il n'excluait pour l'instant aucune hypothèse. Néanmoins la probabilité d’un accident est peu probable. Certains indices ne devant pas être dévoilés pour les besoins de l’enquête confirmeraient la piste du suicide, voire du meurtre. Selon une source autorisée la nature pédophile du forfait serait établie en ce qui concerne Monsieur P., professeur au collège. « Mais l’éthique et le respect de la présomption d’innocence veulent que je m’abstienne d’en dire plus », a-t-il ajouté. « Laissons la police faire son travail. »

     

    À suivre.

     

     

  • La journée des talents (2/8)

     

    Hélène avait été surprise qu’il propose de leur prêter main-forte pour l’accompagnement des élèves à la répétition.

    Depuis son arrivée en septembre dernier, il ne parlait à ses collègues que pour des points précis du travail, conseil de classe, problème de matériel ou d’emploi du temps. Il n’enlevait guère ses lunettes noires, même à l’intérieur des bâtiments, son visage restait fermé.

    Difficile de ne pas éprouver de malaise en sa présence.

    Le mardi matin, en 2°heure, ils avaient la même pause dans leur emploi du temps. Ayant posé ses lunettes, il la fixait longtemps de ses yeux à l’iris si clair que le trou noir des pupilles y devenait vertigineux. « Un vrai regard de loup » se disait-elle.

    Elle ne baissait pas les yeux. Peut être au fond préférait-elle les loups aux agneaux. Et passons sous silence tous les bœufs genre leur collègue Petitgarçon.

    Le jour où pour la première fois il lui sourit, elle se demanda si, au collège ou ailleurs, elle était la seule à avoir vu que Justin de Cournonterral aux yeux de loup avait un étrange et beau sourire, un sourire d’ange.

    Les bruits les plus divers couraient.

    Il aurait atterri dans ce village de Haute-Provence suite à une déception amoureuse qui l’avait amené au bord du suicide. Version de Simone Fabrègues, qui occupait le CDI (si exposé aux engeances envahissantes des profs et des élèves) et ses heures d’attente de la retraite à lire des romans racontant l’amour qu’elle avait si rarement fait.

    Il aurait tenu au Marais une galerie revendue lorsque son compagnon avait été emporté par le sida. C’était ce qu’affirmait Raphaël Drouault, le prof d’Arts Plastiques, devant son auditoire habituel de jeunes et jolies collègues.

    Toute sa famille serait morte dans un accident de voiture dont il aurait miraculeusement réchappé, rapportait Anaïs Poitrail, qui en tant qu’infirmière suspectait qu’il fût sous l’emprise de la drogue ce jour fatal. Il aurait passé six mois en cure de désintoxication. Mais il fallait savoir que ça réussissait rarement, tôt ou tard, on rechutait. Les statistiques étaient sans appel.

    Quant à Alain Petitgarçon, prof de physique, il ne voulait pas trop en dire. En tant que scientifique il se devait de rester pragmatique avant tout. Et puis c’était une question d’éthique que de respecter tout le monde et de redonner à chacun sa chance. Mais enfin, fallait-il laisser ses collègues ignorer que dans l’ancien établissement de Cournonterral, il y avait eu une histoire de pédophilie jamais élucidée ? Les parents n’avaient pas porté plainte. Oui mais enfin ... Bref il était content que son fils Gaston ne soit pas dans la classe de ce monsieur.

                                                    ***

    Un jour pour cérémonie aztèque … À peine Justin avait-il prononcé ces mots, que Martin Piolet déboulait, rouge et suant, escorté de deux surveillants.

    « Faut ramener les élèves au collège immédiatement. Y a un gros pépin.

    - Un pépin ? Quel genre ?

    - Gros. La police est là. Duras …

    - Augustin, ah il est retrouvé, alors ? Qu’est-ce qu’il a fait ? »

    À suivre.