Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

- Page 2

  • Le chien de Spinoza

     

    "Spinoza semble n'avoir pas du tout connu les chiens. "

    Schopenhauer (Parerga et paralipomena)

     

    Ça me fait penser qu'il y a longtemps que je n'ai plus entretenu mes lecteurs de ma phobie des chiens. Figurez-vous que ça s'arrange.

    Grâce à des chiens que je suis amenée à fréquenter car je joue aux cartes avec leurs maîtresses.

    D'abord une chienne douce, discrète et de bonne humeur qui m'a adoptée d'emblée et à qui j'ai fini par rendre la pareille.

    Par contre me demandez pas la marque, pour moi les chiens c'est comme les voitures je ne les différencie que par la taille et la couleur. Là c'est genre vanille/caramel, taille moyenne.

    L'autre chien est noir, petit, toujours sur le qui vive, aboyant pour un oui ou un non, sans oublier les peut être. Néanmoins il ne réveille pas ma phobie. Pour la bonne raison qu'un chien petit, je me sais apte à le maîtriser au besoin.

    Et puis je le comprends je crois : s'il joue le hargneux, c'est que sa petitesse, le mettant à la merci de la méchanceté du monde, a créé en lui une fragilité psychologique que je connais bien. J'aboie juste un peu moins (qu'ouah que ?)

    Schopenhauer, lui, ne se priva pas d'aboyer. Il aimait beaucoup son chien et sans doute parlait avec lui comme l'enfant avec sa poupée (cf Lot de consolation).

    En bon misanthrope, il investit son affectivité dans les animaux. Il a écrit de fort belles choses sur leur proximité avec nous humains, notre scandaleuse cruauté à leur égard.

     

    Quant à Spinoza, il ne lui pardonne pas un fait bien connu de toi, lecteur (cf mon abécédaire, particulièrement le 9/02/16)

    « Les tortures que, à en croire Colerus, Spinoza exerçait habituellement, pour s'amuser et en riant de bon cœur, contre les araignées et les mouches, ne répondent que trop bien aux propositions attaquées ici (éthique p4 chap 26 de l'appendice, et scolie prop 37), comme aux chap cités de la Genèse (1 et 9). Tout cela fait que l'éthique de Spinoza est un mélange de vrai et de faux, de choses admirables et de choses mauvaises. » (P&P)

    Il faut reconnaître que Spinoza sur la question des animaux ne prend pas de distance avec l'anthropocentrisme judéo-chrétien (cf en effet les passages bibliques indiqués).

    La proposition incriminée de l'appendice P4 dit en gros : en tant qu'humains, on ne peut véritablement être en relation qu'avec les autres humains. Le reste de la nature est donc à considérer en fonction de la règle de notre utilité.

     

    Schopenhauer était-il plus tendre que Spinoza ?

    Quel rôle joue le romantisme allemand dans sa compassion animalière ?

    La misanthropie est-elle le plus court chemin vers l'écologie ?

    Pourquoi mange-t-on du chien en Asie ?

    Sachant qu'on y mange des vers, quid des araignées et des mouches ?

     

    Je laisse au lecteur le soin d'analyser tout seul ces questions en bonne méthode dialectique.

    Moi là j'ai pas le temps : faut que je sorte le chien.

     

  • L'heure de la récré

     

    « L'homme ordinaire ne se préoccupe que de passer le temps, l'homme de talent que de l'employer. La raison pour laquelle les têtes bornées sont tellement exposées à l'ennui, c'est que leur intellect n'est absolument pas autre chose que l'intermédiaire des motifs pour la volonté. Le résultat est une effroyable stagnation de toutes les forces de l'individu entier : l'ennui.

    Pour le combattre, on insinue sournoisement à la volonté des motifs petits, provisoires, choisis indifféremment afin de la stimuler et de mettre par là également en activité l'intellect qui doit les saisir. De tels motifs sont le jeu de cartes ou autres. À leur défaut, l'homme borné se mettra à tambouriner ou à tapoter avec tout ce qui lui tombe sous la main. Le cigare aussi lui fournit de quoi suppléer aux pensées. » 

    Schopenhauer (Aphorismes sur la sagesse de la vie)

     

    Freud (qui doit beaucoup à Schopenhauer pour sa conception de la nature humaine) semble répondre très précisément à ce passage dans une lettre à Lou Andreas-Salomé. Il lui explique, plaisamment comme il sait le faire, qu'il est en train d'écrire un livre « tout à fait superflu » (il s'agit de Malaise dans la culture).

    « Mais que pouvais-je faire d'autre ? Il n'est pas possible de fumer et de jouer aux cartes toute la journée. Je ne peux plus faire de longues marches et la plupart des choses qu'on lit ont cessé de m'intéresser. J'écris et le temps passe ainsi très agréablement. »

    Versons au dossier une dernière citation.

    « Si quelqu'un me dit que c'est avilir les muses de s'en servir seulement de jouet et de passetemps, c'est qu'il ne sait pas, comme moi, combien vaut le plaisir, le jeu et le passetemps. » (Essais Livre III chap 3 De trois commerces)

    Voilà le plus convaincant sur un plan vraiment philosophique.

    Du moins si l'on admet que l'être humain n'a rien de plus sensé à faire que d'essayer d'être aussi heureux et aussi peu malheureux que possible. Ce que la philosophie a posé dès l'origine (moi pas tout de suite mais j'ai fini par y venir).

    Or ne nous y trompons pas : pour faire le bonheur, le divertissement (passer le temps) et l'activité ou création (l'employer) sont beaucoup plus semblables qu'on ne le croit et que Schopenhauer ne veut bien le dire ici.

    Lui-même ne parlerait pas de l'ennui s'il ne le connaissait intimement, et pas si bien s'il n'avait su construire à partir de lui.

    Il se peut que les échappatoires à l'ennui ne produisent pas grand chose en général. Mais à lire les Essais ou Malaise dans la culture, pareillement écrits pour passer le temps, on se dit que la question n'est pas l'ennui en soi, mais qui s'ennuie.

    Si l'ennui d'un homme ordinaire (terme qu'il faudrait définir je l'admets, je m'y mettrai si je m'ennuie) est juste du temps perdu, avec un génie le temps perdu ne peut que se retrouver en création.

    Hegel ?

    a)il a employé son temps à sécréter l'ennui

    b) il aurait donc mieux fait de jouer aux cartes (mais aurait-il trouvé des partenaires?)

    c)on s'en fout, ne perdons pas notre temps, lisons plutôt Schopenhauer. Et Nietzsche, Freud, Spinoza.

    Ou mieux : affilions-nous au club de bridge le plus proche.

     

     

     

  • Dédain civilisé

     

    « Montrer de la colère ou de la haine dans ses paroles ou ses traits est inutile, dangereux, imprudent, ridicule, vulgaire. »

    Schopenhauer (Aphorismes sur la sagesse dans la vie)

    Faites ce que je dis mais pas ce que je fais, Hegel en est témoin. Et il est loin d'être le seul. Colère, haine, peut être pas, mais en tout cas Schopenhauer est du style à balancer des mégatonnes d'ironie dans ses phrases missiles.

    Et les cibles ne manquent pas. Y en a pour tout le monde : un festival d'invectives qui évoque Nietzsche, nourri de Schopenhauer comme on sait. (cf ce blog 28-1-2015)

    Un incontournable : les femmes. Ève en fut réduite au pagne en feuilles de figuier, mais nous ses filles on peut remercier Arthur pour la garde robe.

    « juvéniles, futiles et bornées (...) une sorte d'intermédiaire entre l'enfant et l'homme. »

    « Que peut-on attendre de la part des femmes, si l'on réfléchit que, dans le monde entier, ce sexe n'a pu produire un seul esprit véritablement grand, ni une œuvre complète originale dans les beaux-arts, ni en quoi que ce soit un seul ouvrage d'une valeur durable. » (Parerga et paralipomena)

     

    D'un autre côté les femmes sont vengées par ceci :

    « On peut voir, comme symptôme extérieur de la grossièreté triomphante, la compagne habituelle de celle-ci : la longue barbe ; cet attribut sexuel au milieu du visage indique que l'on préfère à l'humanité la masculinité commune aux hommes et aux animaux. On veut avant tout un homme, et seulement après un être humain. La suppression de la barbe, à toutes les époques et dans tous les pays hautement civilisés, est née du sentiment légitime opposé : celui de constituer avant tout un être humain in abstracto, sans tenir compte de la différence animale de sexe. La longueur de la barbe a toujours, au contraire, marché de pair avec la barbarie, que son seul nom rappelle. » (P&P)

     

    Ou encore ce trait joliment cinglant balancé à Napoléon (forcément, une idole de Hegel).

    « Tout faible garçon qui, par de petites méchancetés, se procure un mince avantage au détriment des autres, si peu grave que soit ce détriment, est aussi méchant que Bonaparte. » (P&P)

     

    Cependant il me semble que, comme chez Nietzsche, l'insulte dessine en creux les valeurs que l'insulté bafoue. En un sens elle témoigne, mieux que l'indifférence, d'une foi en l'amélioration de l'humanité, d'une ardeur, d'un désir.

    Avec un soupçon de bienveillance, cette pratique rejoindrait ce que Carlo Strenger nomme le dédain civilisé.

    Attaquer sans pitié paroles ou actes que l'on considère comme négatifs et dangereux pour le corps social, mais sans disqualifier les personnes.

    Ouvrir une porte à un au-delà de la bêtise ou de la méchanceté, mais qui ne serait pas interdite aux méchants cons eux-mêmes.

    Un sacré programme.