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  • Un temps pour tout (4/16) L'ombre de ton ombre

    La formule initiale du livre (Qohélet 1, v.2) « Vanité des vanités, tout est vanité », frappe par son côté superlatif, absolu. La vanité envahit tout, recouvre tout, imprègne tout, impossible d'y échapper.

    Elle est comme l'air dans lequel on baigne, vivre c'est respirer la vanité.

     

    Le mot hébreu signifie littéralement fumée, vapeur, brouillard. Il désigne ce qui est évanescent, nébuleux.

    Ce mot c'est habèl. Voilà qui nous rappelle quelque chose, non ?

    Eh oui, c'est le nom-même donné au second fils d'Adam (le terrien) et Ève (la vivante), ce pauvre Abel, victime du premier meurtrier de l'humanité, son frère Caïn (mot qui signifie à peu près - vaguement ? -  le réalisé, le concrétisé).

     

    Comment ne pas se dire que cette histoire était courue d'avance, avec la tension posée par ces deux noms ?

    Nommé ainsi, le second fils n'est-il pas d'emblée assigné à n'être qu'ombre, vague forme, vision fantomatique ?

    On serait presque tenté de dire fantasme.

    Bref ce pauvre Abel voit le jour dans le registre du flou. Et quand c'est flou … que peut-il arriver sinon que l'homme devienne un loup pour l'homme ?

    Un jour faudra que nous allions faire un tour du côté de Genèse 4, ce texte extraordinaire. Mais pour l'instant revenons à notre Qohélet.

     

    « Habèl habalim hakol habèl : fumée de fumées tout est fumée. »

    Il y a dans ces mots quelque chose d'une incantation. Fumée blanche ou fumée noire ? Magie blanche ou magie noire ? Ça dépend. De quoi ?

    Avant tout de la façon de les prononcer. Accentuons leur rugosité, on fait surgir les faces grimaçantes des sorcières de Macbeth, nées des brouillards de la lande. Murmurons-les à mi-voix, ils apaisent comme une berceuse.

     

    En cette orée du texte, devant ces fumée/nuée/brouillard informes et indécis, nous voici plongés aussi dans l'indécision. Est-ce juste un léger voile qui sera vite traversé, ou faudra-t-il avancer longtemps, toujours, sans visibilité ?

    De quoi disposerons-nous pour y voir clair ?

    Du soleil, bien sûr, qui apparaît dès le début du chapitre, en contrepoint de la fumée.

    « Quel profit y a-t-il pour l'humain de tout le travail qu'il fait sous le soleil ? » (Qo1,3)

     

  • Un temps pour tout (3/16) Il n'est sujet si vain

    « Il n'est sujet si vain qui ne mérite un rang en cette rhapsodie. » (Essais I,13)

    Montaigne est lui aussi, plus que personne, un inclassable qui a la classe.

     

    Les Essais sont bien en effet le travail d'un rhapsode.

    Citations commentées ou pas, pensées, récits autobiographiques, sont entrelacés, tissés, dans une construction circulaire, spiralée.

    Une spirale qui organise aussi le livre du Qohélet, on le verra.

     

    Il est un de ceux que Montaigne lisait le plus (c'est ce qui m'a convaincue de le regarder de plus près, car longtemps il m'est tombé des mains).

    Il en avait fait graver des phrases* au plafond de sa librairie, parmi d'autres références importantes pour lui, telles des constellations pour se repérer dans son ciel personnel d'homme et d'écrivain.

     

    Ce livre à première vue résigné, aquoiboniste, est donc ainsi en bonne part un de ceux où s'enracine la puissante énergie des Essais. Paradoxal, non ?

    Autre paradoxe, ce texte source profonde de son œuvre, Montaigne ne le cite que très peu, en tous cas directement. Étonnant, non ?

     

    Vanité vanités tout est vanité dit le Qohélet. Un temps pour pleurer un temps pour rire, un temps pour naître un temps pour mourir.

    Une pensée désenchantée, une ritournelle tristounette. À première vue du moins.

    La phrase de Montaigne condense les deux, pensée et ritournelle, dans une petite musique au rythme allègre, dans une désinvolture souriante. Tout est vanité, c'est entendu : alors un peu plus, un peu moins, qu'importe ?

    Inutile, absurde peut être, de hiérarchiser, de créer des différences de rang entre constructif ou divertissant, entre choses sérieuses ou légères.

    Il n'est chose si vaine qui ne mérite son temps pour être vécue.

    Il n'est sujet si vain qui ne mérite un rang en cette rhapsodie : voilà, c'est simple.

     

    Les Essais dérouleront ainsi la page blanche devant le premier sujet venu (être ou idée), comme le tapis rouge devant un roi (Cérémonie de l'entrevue des rois est le titre de ce chapitre). Sans solennité cependant, comme ça, en passant, le temps de quelques phrases, d'un chapitre entier pour les plus chanceux.

    Mais comme au quart d'heure de célébrité dont parle Andy Warhol, n'importe quel sujet a droit à sa place dans le livre.

     

    Il n'est sujet si vain … Mais au fait y a-t-il quelqu'un qui puisse décider de ce qui est vain ou pas ?

    Montaigne dit : certainement pas moi.

    C'est pourquoi le Qohélet n'a jamais eu meilleur lecteur.

     

    *Citations qui proviennent en fait d'une paraphrase latine du texte hébreu.

     

  • Un temps pour tout (2/16) Inclassable

    Le terme de rhapsodie, applicable au livre de Qohélet, l'est également à toute la Bible. Le mot comme on sait signifie les livres (ta biblia en grec).

    En fait on pourrait s'arrêter là, ce pluriel dit tout. Mais la lecteur-trice aura deviné que je n'ai nulle intention de mettre déjà un point d'orgue à ma rhapsodie à moi.

    Livre-livres, aux multiples faces, rhapsodie composite et pour tout dire assez baroque.

    La Bible mêle sans états d'âme des textes d'époques différentes et de styles littéraires variés : du code rituel le plus étroit à la poésie la plus subtile, en passant par des récits mythologiques ou (presque) historiques, des sortes de traités philosophiques, des paroles prophétiques.

    Le tout avec des motivations et des buts tout aussi variés, et bien souvent contradictoires : apologie et dénonciation, appel au pardon et exaltation de la vengeance, jubilation et déploration.

    Des contradictions qui non seulement se répondent d'un livre à l'autre, mais sont parfois aussi juxtaposées sans transition, par des rhapsodes peu soucieux de faire des coutures discrètes, à l'intérieur d'un même texte. Ce qui est le cas dans celui dont nous commençons le parcours.

     

    La Bible juive le classe dans les autres écrits. Autres de quoi ?

    Ce sont les écrits autres que la base, les fondations, à savoir la torah (c'est à dire le pentateuque en grec, qui regroupe les cinq premiers livres).

    Les prophètes forment un autre bloc. Et les autres écrits le troisième.

    Cette dénomination autres écrits, en fait elle me convient, car je trouve qu'elle les range dans une sorte de catégorie de l'en-plus, de l'à-côté.

    Elle les classe comme inclassables.

    Pour info les autres principaux nommés dans la catégorie des inclassables sont : les Psaumes, les Proverbes, le livre de Job, le Cantique des Cantiques, le livre de Ben Sira (Ecclésiastique), le livre de la Sagesse.

     

    Plutôt du beau linge donc. Des inclassables oui, mais quelle classe !