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  • Voilà ce qu'on assassine

    « Mobilisation.

    Le fils aîné s'en va. Il est assis devant sa mère et il dit : '' Ça ne sera rien.'' La mère ne dit rien. Elle a pris un journal qui traînait sur la table. Elle le plie en deux, puis en quatre, puis en huit. »

    (Camus Carnets avril 1939)

     

    « À la gare, la foule qui accompagne. Les hommes empilés dans les wagons. Une femme pleure. ''Mais jamais j'aurais cru qu'il serait comme ça, aussi mal.'' Une autre : ''C'est drôle qu'on coure comme ça pour mourir.'' Une fille pleure contre son fiancé, lui est grave. Il ne dit rien. Fumées, cris cahots. Le train s'en va. »

     

    « Visages de femmes, joies du soleil et de l'eau, voilà ce qu'on assassine. Et si l'on n'accepte pas l'assassinat, alors il faudra tenir. Nous sommes en plein dans la contradiction. Toute l'époque étouffe et vit dans la contradiction jusqu'au cou, sans une larme qui délivre.

    Non seulement il n'y a pas de solutions, mais encore il n'y a pas de problèmes. »

     

    C'est sur ces images poignantes et ces mots d'une lucidité amère, cette conscience d'être désormais pris dans un engrenage, que se termine le deuxième des Carnets.

    Nous verrons dans le carnet suivant les réflexions que lui inspire le début de cette guerre.

     

  • Plus à penser mais à aller

    « ''Quand je me suis trouvé dans ce compartiment de première, éclairé, chauffé, j'ai fermé la porte derrière moi et j'ai baissé tous les stores. Et alors, une fois assis, au milieu de l'extraordinaire silence qui m'accueillait soudain, je me suis senti délivré.

    Délivré d'abord de tous ces jours haletants qui venaient de se passer, de cet effort pour dominer ma vie, de ces tumultes difficiles. Tout se taisait. Le wagon vibrait doucement. Et si j'entendais derrière les vitres les froissements de la nuit pluvieuse, je l'entendais encore comme un silence.

    Pour quelques jours, je n'avais plus à penser mais à aller. J'étais prisonnier des horaires, des hôtels, d'une tâche humaine qui m'attendait. Je m'appartenais enfin, ne m'appartenant plus.

    Et j'ai fermé les yeux avec délices sur cette paix que je sentais monter avec cet univers paisible qui venait de naître, sans tyrannie, sans amour et hors de moi. »

    (Camus Carnets mars 1939)

     

    On aura remarqué les guillemets ouverts et pas refermés : c'est probablement l'indice du projet d'utiliser ces lignes pour un personnage.

    En tout cas, cette expérience de se sentir délivré d'une tension, tranquille dans une bulle qui tient à distance, non tant le monde que le souci de le penser, elle est très agréable en effet. Elle permet de reprendre souffle, de s'alléger. Même si l'on sait qu'elle ne peut être qu'une parenthèse entre deux séries de jours haletants et de tumultes difficiles.

     

  • Tout un sous-entendu d'expérience

    "Artiste et œuvre d'art. La véritable œuvre d'art est celle qui dit moins. Il y a un certain rapport entre l'expérience globale d'un artiste, sa pensée+sa vie (son système en un sens – omission faite de ce que le mot implique de systématique), et l'œuvre qui reflète cette expérience.

    Ce rapport est mauvais lorsque l'œuvre d'art donne toute l'expérience entourée d'une frange de littérature. Ce rapport est bon lorsque l'œuvre d'art est une part taillée dans l'expérience, facette de diamant où l'éclat intérieur se résume sans se limiter. Dans le premier cas, il y a surcharge et littérature. Dans le second, œuvre féconde à cause de tout un sous-entendu d'expérience dont on devine la richesse.

    Le problème est d'acquérir ce savoir-vivre (avoir vécu plutôt) qui dépasse le savoir-écrire. Et dans la fin, le grand artiste est avant tout un grand vivant (étant compris que vivre, ici, c'est aussi penser sur la vie – c'est ce même rapport subtil entre l'expérience et la conscience qu'on en prend)."

    (Camus Carnets août 1938)

    Cette conception éthico-esthétique me parle, je ressens cela. Même si pour ma part en tant que, non pas artiste, mais quelqu'un qui écrit, je fasse beaucoup plus que je ne voudrais dans surcharge et littérature (vaut mieux que je me le serve moi-même, avec ou sans verve).

    Vivre, c'est aussi penser sur la vie. La sienne d'abord, et de là les différents aspects que prend la vie, les autres vies, la vie des autres. On est des êtres pensants, on n'y peut rien.

    Après, encore faut-il s'efforcer de penser aussi bien que possible, c'est à dire dans autant d'objectivité et d'authenticité que possible. Heureusement y a des éclaireurs sur cette route : entre autres et comme d'habitude Montaigne, Spinoza, et ici Camus.

     

    « Dans toute vie, il y a un petit nombre de grands sentiments et un grand nombre de petits sentiments. Si l'on choisit : deux vies et deux littératures. »

    « Mais au fait, ce sont deux monstres. » (déc 38)

    Au fait : sens de en réalité, actually.

    Deux monstres : penser que les monstres légendaires sont considérés comme tels parce qu'ils sont des hybrides, un mélange de différents animaux, ou un mélange entre l'homme et l'animal (tel le Sphynx, les sirènes …).

    Au fait, aussi bien dans la vie que dans la littérature, les petits et grands sentiments se mélangent, il est impossible de les séparer, parfois même de les distinguer.

    Impossible, et peut être même stupide.