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Blog - Page 171

  • Staël l'impartiale (14/14) Peu d'hommes assez forts

    « Il y a, dans la Révolution, des hommes dont la conduite publique est détestable, et qui, dans les relations privées, s'étaient montrés plein de vertus.

    Je le répète, en examinant tous les effets du fanatisme, on acquiert la démonstration que c'est le seul sentiment qui puisse réunir ensemble des actions coupables et une âme honnête (...)

    Quel supplice que la situation qui permet à un homme estimable de se juger, de se voir ayant commis de grands crimes ! C'est d'une telle supposition que les Anciens ont tiré les plus terribles effets de leurs tragédies ; ils attribuent à la fatalité les actions coupables d'une âme vertueuse (…)

    La main de fer du destin n'est pas plus puissante que cet asservissement à l'empire d'une seule idée, ce délire que toute pensée unique fait naître dans la tête de celui qui s'y abandonne ;

    c'est la fatalité pour ces temps-ci que l'esprit de parti, et peu d'hommes sont assez forts pour lui échapper. »

    Germaine de Staël (De l'esprit de parti)

     

    Homme de loi, honnête, amoureux de la démocratie, tel était Robespierre en 1789. Il est l'exemple le plus frappant du phénomène par lequel l'esprit de parti réunit ensemble des actions coupables et une âme honnête. L'esprit de parti, cette machine à produire le fanatisme, la polarisation guerrière de la société.

    La question est, comme souvent : où est la poule où est l'oeuf ?

    Dans le cas de Robespierre, la lutte (réelle et acharnée) des anti-progrès, des anti-révolutionnaires, contre les efforts de construction d'une nouvelle société est-elle la seule cause de ce qu'il faut bien nommer une décompensation de type paranoïaque, cet asservissement à l'empire d'une seule idée, ce délire  ?

    Mais peut être en fait cette tendance préexistait-elle en lui ? Difficile de trancher (si l'on ose dire).

    (Telle est entre autres la question de Marcel Gauchet dans son passionnant Robespierre, l'homme qui nous divise le plus. Gallimard 2018)

     

    Germaine y voit une fatalité. Parler de fatalité, c'est interpréter selon le prisme tragique. Dans les temps de crise historique majeure comme fut la Révolution, les mécanismes à l'œuvre peuvent s'emballer jusqu'à produire un chaos (cf 13/14). Chaos d'événements contradictoires, chaos pour les cœurs et les intelligences (et aussi les corps qui s'y trouvent broyés).

    Alors, comme dans la tragédie antique, les protagonistes semblent d'une certaine manière devoir être exemptés de leur culpabilité individuelle, emportés qu'ils sont par le cours d'une fatalité à la force surhumaine.

    Et peu d'hommes sont assez forts pour lui échapper. Pour maintenir leur humanité à travers des temps déshumanisants.

    Peu d'hommes oui, mais quelques-uns heureusement.

    Sans oublier beaucoup de femmes.

    En particulier l'une d'elles, qui a voulu et su rester lucide, responsable, authentiquement démocrate, malgré la tentation aliénante de l'esprit de parti.

    Une femme nommée Germaine de Staël.

     

  • Staël l'impartiale (13/14) Les mots les plus nobles déshonorés

    « L'homme le plus impartial, témoin d'une révolution, finit par ne plus savoir comment retrouver le vrai, au milieu des tableaux imaginaires où chaque parti croit montrer la vérité avec évidence.

    Les géomètres rappellent à eux la certitude par des moyens assurés ; mais dans cette sphère d'idées où les sensations, les réflexions, les paroles mêmes s'aident mutuellement à former le corps des vraisemblances,

    quand les mots les plus nobles ont été déshonorés, les raisonnements les plus justes faussement enchaînés, les sentiments les plus vrais opposés les uns aux autres,

    on se croit dans ce chaos que Milton* aurait rendu mille fois plus horrible, s'il l'avait pu représenter dans le monde intellectuel, confondant aux yeux de l'homme le juste et l'injuste, le crime et la vertu. »

    Germaine de Staël (De l'esprit de parti)

    *Paradise Lost 1667

     

    Comment retrouver le vrai au milieu des tableaux imaginaires : voilà bien notre question, en temps de fake news et autres vérités alternatives.

    Germaine pointe ici les deux faces complémentaires de la perversion du débat. L'embrouille est d'abord intellectuelle et logique.

    Au plan des contenus, le vraisemblable prend le pas sur le vrai, faute de vérification. Au plan de la méthode et des procédures de réflexion, beaucoup de biais* peuvent gauchir un raisonnement.

    La logique et la vérité sont fragiles, à manier avec rigueur et circonspection, sous peine de les dégrader.

    Ainsi le technicien de police scientifique manie selon des procédures strictes l'élément relevé sur la scène de crime, pour ne pas risquer de détériorer le précieux segment d'ADN qui tracera une piste.

     

    Cette dégradation intellectuelle induit alors la perversion du débat sous sa face éthique.

    De la falsification du vrai résulte la confusion du juste et de l'injuste, du crime et de la vertu. C'est que, dit Germaine,

    les sensations, les réflexions, les paroles mêmes s'aident mutuellement à former le corps des vraisemblances.

    Remarquable formule, qui revient sur la liaison intellect-affect (point-clé de sa réflexion politique cf 1/14). Liaison qui joue pour le meilleur et le pire (comme nous en avertit Spinoza).

    Le pire, Germaine le caractérise de sa plume romantique par l'oxymore quasi hugolien les mots les plus nobles déshonorés. Pouvoir des mots : à nouveau Freud (cf 8/14). Ils sont le pivot du mécanisme d'interaction affect-intellect. Ou pour le dire mieux :

    « Notre intelligence (communication) se conduisant par la seule voie de la parole, celui qui la fausse trahit la société publique.

    C'est le seul utile moyen par lequel se communiquent nos volontés et nos pensées, c'est le truchement de notre âme : s'il nous faut (fait défaut), nous ne nous tenons plus, nous ne nous entre-connaissons plus.

    S'il nous trompe, il rompt tout notre commerce et dissout les liaisons de notre police (société).

    (Montaigne Essais II,18 Du démentir)

     

    *affectifs souvent, mais pas seulement : il résultent aussi de la paresse à penser (cf 7/14)

     

  • Staël l'impartiale (12/14) Une sorte de cercle magique

    « Les hommes d'esprit, qui, dans une autre circonstance, cherchent à se distinguer, ne se servent jamais alors que du petit nombre d'idées qui leur sont communes avec les plus bornés d'entre ceux de la même opinion :

    il y a une sorte de cercle magique tracé autour du sujet de ralliement, que tout le parti parcourt et que personne ne peut franchir (…)

    Placés à l'extrême d'une idée, comme des soldats à leur poste, jamais vous ne pourrez les décider à venir à la découverte d'un autre point de vue de la question ;

    et tenant à quelques principes comme à des chefs, à des opinions, comme à des serments, on dirait que vous leur proposez une trahison quand vous voulez les engager à examiner, à s'occuper d'une idée nouvelle, à combiner d'autres rapports. »

    Germaine de Staël (De l'esprit de parti)

     

    Le simplisme est le meilleur catalyseur de partification. Dans la publicité le slogan joue sur les mots-clés à même de déclencher le réflexe consumériste.

    Le réflexe d'appartenance au parti, de façon similaire, a pour moteur le plus petit nombre d'idées partageables avec les plus bornés d'entre ceux de la même opinion.

    Le bornage de la réflexion et de l'esprit critique construit une frontière entre les partifiés et les autres, ceux du dehors.

    Cercle magique d'appartenance en effet, l'esprit de parti jette l'anathème sur tout le «dehors-pas-nous». C'est un fonctionnement d'un profond archaïsme, clanique, quasiment totémique.

     

    Ce cercle magique évoque la polarisation* caractéristique du risque de dégénérescence (dit Rousseau) de la démocratie. Risque prévisible, ajoute JJ, car la démocratie ne peut pas être, par essence, un régime très stable.

    « Il n'y a pas de Gouvernement si sujet aux guerres civiles et aux agitations intestines que le Démocratique ou populaire, parce qu'il n'y en a aucun qui tende si fortement et si continuellement à changer de forme, ni qui demande plus de courage et de vigilance pour être maintenu dans la sienne. »

    (Du Contrat social III,4 De la démocratie)

     

    L'esprit de parti peut être de ce point de vue considéré comme le revers de la médaille démocratique. Il est ainsi le virus le plus adapté pour attaquer le corps social d'une démocratie. Car il l'attaque en son ADN : le débat, dont l'objet est de confronter les opinions et les intérêts en vue d'une construction commune.

    Quand débat est infecté par le virus partifiant, dans toutes les cellules du corps social, des plus complexes (institutions, partis) à la plus simple (chaque individu), alors en effet

    « on dirait que vous leur proposez une trahison quand vous voulez les engager à examiner, à s'occuper d'une idée nouvelle, à combiner d'autres rapports. »

    Tous ensemble, quoique (et parce que) jouant chacun exclusivement son propre jeu, ces hommes qui se sont placés à l'extrême des idées réalisent la véritable trahison : celle de la démocratie.

     

    *sur cette question voir Le siècle du populisme de Pierre Rosanvallon (Seuil 2020)