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Blog - Page 167

  • La passion de la raison (12/22) Un don de plus

    « C'est hors de soi que sont les seules jouissances indéfinies. »

    (G de Staël. De l'amour)

     

    L'amour, en tant que passion où entre le moins d'égoïsme (cf 6) devrait donc être le gage de cette jouissance indéfinie, d'une joie qui demeure. En outre l'amour ainsi considéré est une passion noble, hautement morale.

    «Tout est oubli de soi dans le dévouement exalté de l'amour, et la personnalité (= l'égocentrisme) seule avilit. »

    L'amour est la passion qui peut donc le plus sûrement unir le bonheur et le bien. Telle est la profession de foi de Germaine.

    Elle a été une croyante, une dévote même, de cette religion d'amour, dispensant sans compter admiration, tendresse, temps, argent, conseils, aux hommes aimés.

    Elle en a été aussi parfois la martyre, souffrant de rester amoureuse de qui la délaissait. Tout donner dans son amour absolu, et ne pas tout recevoir en retour : cruelle dissymétrie qui fait que

    « Malgré le tableau que j'ai tracé, il est certain que l'amour est de toutes les passions la plus fatale au bonheur de l'homme. »

     

    De la femme surtout. Car la dissymétrie correspond en grande partie à celle des sexes.

    «Femmes, vous les victimes du temple où l'on vous a adorées, écoutez-moi. »

    Suit un regard sans concession sur la société de son époque où le deuxième sexe n'a pas d'autre choix d'accomplissement que de réussir comme épouse (ou maîtresse) et mère.

    Analyse qui a d'autant plus de poids qu'elle émane d'une femme réellement émancipée, active, reconnue dans la société, et créatrice d'une œuvre importante*.

    Situation regrettable, tout le monde y perd, dit-elle en substance.

    Mais bon, ajoute-t-elle, on peut se consoler, les filles : cette assignation au dévouement amoureux nous oblige au plan éthique, et fait ainsi de nous des humains vraiment dignes de ce nom.

    Alors que ces messieurs …

    « Ils peuvent passer pour bons, et leur avoir causé (à leurs amoureuses) la plus affreuse douleur (…) passer pour vrais, et les avoir trompées ;

    enfin, ils peuvent avoir reçu d'une femme les services, les marques de dévouement qui lieraient ensemble deux amis (…) qui déshonoreraient (celui qui) se montrerait capable de les oublier ;

    ils peuvent les avoir reçus d'une femme, et se dégager de tout, en attribuant tout à l'amour, comme si un sentiment, un don de plus, diminuait le prix des autres. »

    On sent le vécu ... Passionnée, romantique, Germaine, mais naïve non. C'est sans naïveté qu'elle a aimé, se refusant avant tout à déchoir de sa noblesse d'amoureuse de l'amour.

     

    *Beaucoup de points communs à cet égard entre Germaine et Simone (de Beauvoir bien sûr).

     

  • La passion de la raison (11/22) Quelque chose du plaisir des rêves

    « Je vais parler d'une sorte de passions qui soumet l'homme au joug de sensations égoïstes.

    Ces passions ne doivent point être rangées dans la classe des ressources qu'on trouve en soi ;

    car rien n'est plus opposé aux plaisirs qui naissent de l'empire sur soi-même que l'asservissement à ses désirs personnels. »

    (G de Staël. Du jeu, de l'avarice, de l'ivresse, etc.)

     

    Le parallèle entre empire sur soi-même et asservissement à ses désirs personnels résume l'enjeu moral fondamental pour Germaine : la liberté. Convergence toujours avec Spinoza (et Montaigne).

    Et analyse freudienne, à nouveau. Ce chapitre rejoint en effet le chap 2 de Malaise dans la culture sur les parades cherchées par l'être humain aux malheurs de sa condition.

    L'expression sensations égoïstes désigne d'emblée les deux principes de ces passions, le besoin d'émotion et l'égoïsme. Deux principes qui d'une certaine manière sont en interaction.

    « Les libertins, ceux qui s'enivrent, les joueurs, les avares » ont ceci de commun qu'ils « ne trouvent de bon dans la vie que ce qui la fait oublier»

     

    Elle envisage le côté sensation/émotion avec la passion du jeu, qui résume pour elle ce que nous appelons aujourd'hui addiction.

    « Il n'y a plus de jugement, il n'y a que de l'espérance et de la crainte.

    On éprouve quelque chose du plaisir des rêves, les limites s'effacent (…) 

    Ce qu'il y a de plus difficile à supporter pour un joueur, ce n'est pas d'avoir perdu, mais de cesser de jouer. »

    En termes freudiens : on se soustrait à la réalité frustrante et à son principe frustrant itou, pour s'accrocher au seul principe de plaisir, qui fait fi des limites temporelles et logiques.

    «On peut se soustraire à chaque instant à la pression de la réalité et trouver refuge dans un monde à soi offrant des conditions de sensations meilleures »

    (Malaise dans la culture chap 2)

     

    Le ressort de l'égoïsme, envisagé ensuite, n'est pas tant l'amour de soi que, là aussi, la fuite des frustrations occasionnées par l'autre.

    « Mécontents de leur relation avec les autres, ils croient avoir trouvé un secret sûr pour être heureux, en se consacrant à eux-mêmes. »

    L'avarice est alors l'accomplissement total de ce qu'elle appelle la personnalité, le fait de considérer sa propre personne avant tout.

    Autrement dit le toutpourmagueulisme.

    « L'avarice est de tous les penchants celui qui fait le mieux ressortir la personnalité (...) Les plaisirs, quels qu'ils soient, vous associent aux autres, tandis que (…) l'on dissipe quelque chose de son égoïsme en le satisfaisant au dehors. »

    Les avares vivent sous le régime de la prévision, de la provision. Mauvais calcul : à économiser sa vie on la perd. Et ainsi, ironie de leur sort,

    «Après avoir sacrifié leurs jours présents à leurs jours à venir, ils éprouvent une sorte de rage en voyant s'approcher le terme de l'existence. » 

     

  • La passion de la raison (10/22) Point de fléau politique plus redoutable

    « L'on ne se sert jamais de la connaissance de soi pour s'aider à deviner un autre.

    On dit qu'il faut humilier, contraindre, punir, et l'on sait néanmoins que de pareils moyens ne produiraient dans notre âme qu'une exaspération irréparable. 

    On voit ses ennemis comme une chose physique qu'on peut abattre, et soi-même comme un être moral que sa volonté seule doit diriger. »

    (G de Staël. De l'envie et de la vengeance)

     

    La dernière phrase pointe la mauvaise foi qui « justifie » la violence dans ses pires excès. Un des ressorts du racisme, de l'antisémitisme : les Noirs, les Juifs, sont des sous-hommes, quasi des animaux, bref pas aussi humains que nous.

    Ils sont une chose physique qu'on peut abattre. Qu'on doit abattre avant qu'elle ne nous abatte.

     

    Les premières phrases convoquent le bon sens : la vengeance c'est méchant bien sûr, mais c'est surtout bête, contre-productif.

    En particulier « il n'est point de fléau politique plus redoutable. »

    Elle va de pair avec l'esprit de parti* qui pervertit le débat constructif entre opinions en affrontement stérile et indéfini entre ennemis irréconciliables. Jusqu'à la lutte à mort, ce qui amène le chapitre Du crime.

    « Le crime appelle le crime (…) on ne peut guère comparer cet état qu'à l'effet du goût du sang sur les bêtes féroces. »

    Sauf que « c'est la nature qui a créé le tigre et c'est l'homme qui s'est fait criminel.** L'animal sanguinaire a sa place marquée dans le monde, et il faut que le criminel le bouleverse pour y dominer. »

     

    « Peut être faut-il avoir été témoin d'une révolution pour comprendre ce que je vais dire sur ce sujet ».

    En effet le trauma de la Terreur inspire ce chapitre.

    Germaine y présente, de la personnalité de Robespierre et ses complices, une analyse clinique que n'aurait pas reniée Freud.

    Elle observe leurs gestes symptômes : « des mouvements convulsifs dans les mains, dans la tête ; on voyait en eux l'agitation d'un constant effort. »

    Elle relève le mécanisme de décompensation paranoïaque sur une personnalité hautement morale (tels Robespierre, Saint-Just) : on est déçu de ne pas être à la hauteur de son idéal du moi, on en projette le ressentiment sur autrui, et c'est lui que l'on en punit.

    « Il hait, dans les autres, l'opinion que, sans se l'avouer, il a de son propre caractère. »

     

    Ce qui aboutit à pervertir le projet de liberté et de démocratie en tyrannie sanguinaire. Et la boucle est bouclée avec notre première citation.

    « Les hommes sont là pour craindre, s'ils ne sont pas là pour aimer ; la terreur qu'on inspire flatte et rassure, isole et enivre, et, avilissant les victimes, semble absoudre leur tyran. »

     

    *je n'y reviendrai pas davantage ici, on peut se rapporter à la précédente lecture Staël l'impartiale.

    **conception rousseauiste implicite : le mal n'est pas « naturel » à l'homme.