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Blog - Page 195

  • Et quand personne (9/17) Niaiser et fantastiquer

    « Dernièrement que je me retirai chez moi (…) il me semblait ne pouvoir faire plus grande faveur à mon esprit, que de le laisser en pleine oisiveté, s'entretenir soi-même, et s'arrêter et rasseoir en soi (...)

    Mais je trouve qu'au rebours, faisant le cheval échappé, il se donne cent fois plus d'affaire à soi-même, qu'il n'en prenait pour autrui ; et m'enfante tant de chimères et monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre et sans propos, que pour en contempler à mon aise l'ineptie et l'étrangeté, j'ai commencé de les mettre en rôle, espérant avec le temps lui faire honte à lui-même. »

    (Montaigne Essais I,8 De l'oisiveté)

     

    J'ai souvent radoté déjà ce passage. C'est qu'il exprime magnifiquement le génie des Essais, leur caractéristique profonde.

    Ils ne sont pas le discours d'un philosophe rassis en soi, mais l'archivage, au fil de la plume, de ce qu'on ne peut pas vraiment nommer pensées, mais bien plutôt chimères, inepties, étrangetés.

    Autrement dit des choses qui ne ressemblent à rien, n'entrent pas dans des cases connues, ne sont pas estampillables « made in pure philosophie ».

     

    Or, là est le retournement fondamental, Montaigne comprend que faire une vraie place à tout ça plutôt que l'expulser ou le mettre de côté, est un mode philosophique pertinent, plus en tous cas que le mode pédantesque (faiseur de leçons) objet de sa constante ironie.

    Davantage, il va constater qu'ainsi faisant il en rencontre une, de philosophie homologuée, le scepticisme.

    « Je vois les philosophes pyrrhoniens* qui ne peuvent exprimer leur générale conception en aucune manière de parler ; car il leur faudrait un nouveau langage. Le nôtre est tout formé de propositions affirmatives, qui leur sont du tout ennemies.

    De façon que, quand ils disent « je doute », on les tient incontinent à la gorge pour leur faire avouer qu'au moins assurent et savent-ils cela, qu'ils doutent (…)

    Cette fantaisie est plus sûrement conçue par interrogation « Que sais-je ? » comme je porte à la devise d'une balance. »

    (II,12 Apologie de Raimond Sebon)

    (Oui, la balance assortie de la devise Que sais-je est vraiment le blason non de Montaigne, mais de Monsieur des Essais)

     

    Un nouveau langage, une nouvelle manière de parler, d'écrire et de penser, Montaigne élabore les siens au fil des Essais. Sous la garantie d'un scepticisme accommodé à sa sauce personnelle.

    « Si philosopher c'est douter, comme ils (= les sceptiques) disent, à plus forte raison niaiser et fantastiquer, comme je fais, doit être douter. »

    (II,3 Coutume de l'île de Cea)

     

     

    *Pyrrhon d'Élis (365-275 avt JC) est le fondateur du courant sceptique, théorisé ensuite plus complètement par Sextus Empiricus (200-250 ap JC).

    C'est Sextus que lit Montaigne.

     

  • Et quand personne (8/17) Eplucher un peu ingénieusement

    « Je n'ai point d'autre sergent de bande (chargé de ranger les troupes pour le combat) à ranger mes pièces, que la fortune.

    À même que mes rêveries se présentent, je les entasse ; tantôt elles se présentent en foule, tantôt elles se traînent à la file.

    Je veux qu'on voie mon pas naturel et ordinaire, ainsi détraqué qu'il est. Je me laisse aller comme je me trouve. »

    (Montaigne Essais II,10 Des livres)

     

    Peut être suis-je pointilleuse lectrice, mais je perçois comme une dissonance entre la métaphore militaire du début, et le « let it be » de la fin.

    Une dissonance qui laisse entendre le questionnement de Montaigne sur le genre de son livre. Questionnement rarement explicité, ni toujours conscient, mais à mon sens toujours présent et source de tension.

    Et de fait nous ne cessons de le rencontrer dans ce parcours (cf en particulier notes 2,3,6) :

    « ces Essais, dont je ne veux pas faire une leçon, ne le sont-ils pas un peu trop ? Mais comment dire en espérant être vraiment entendu, sans chercher à expliquer plus qu'on ne voudrait ? »

     

    Questionnement élégamment désamorcé dans un passage comme celui-ci :

     

    « Pour en ranger davantage je n'en entasse que les têtes. Que j'y attache leur suite, je multiplierai plusieurs fois ce volume.

    Et combien y ai-je épandu d'histoires qui ne disent mot (n'ont l'air de rien), lesquelles qui voudra éplucher un peu ingénieusement (en s'y mettant vraiment), en produira infinis Essais (…)

    Elles portent souvent, hors de mon propos (sans que ce soit le but), la semence d'une matière plus riche et plus hardie, et sonnent à gauche (en contrepoint, métaphore musicale) un ton plus délicat, et pour moi qui n'en veux exprimer davantage, et pour ceux qui rencontreront mon air. »

    (I,40 Considération sur Cicéron)

     

    Moi qui n'en veux exprimer davantage. Paresse ? En partie sans doute : il se laisse aller paresseux quand c'est paresseux qu'il se trouve.

    Mais plus profondément, il n'a pas envie d'entrer trop avant dans les domaines qui ont tendance à impliquer le sentencieux, le pédantesque, le lourd en un mot.

    Il ne veut se reconnaître que dans son air, une certaine petite musique à lui, ce ton léger sans superficialité, subtil sans inconsistance, émouvant sans pathos, profond sans gravité, qui est son style le plus personnel.

     

    Lesquelles qui voudra éplucher un peu ingénieusement en produira infinis Essais. En gros : au lecteur qui rencontre mon air (par exemple cette Ariane) de faire le boulot à ma place.

    Et donc à elle de risquer la lourdeur et le pédantesque ...

     

    Et là je le vois sourire ironiquement dans sa moustache.

     

  • Et quand personne (7/17) De rien que du rien

    « Il n'est sujet si vain qui ne mérite un rang en cette rhapsodie. »

    (Montaigne Essais I,13 Cérémonie de l'entrevue des rois)

     

    Telles des constellations tracées à son firmament personnel pour éclairer sa route, Montaigne avait fait noter diverses paroles sur les poutres du plafond de sa librairie. Des citations d'auteurs antiques ou de la Bible.

    Le texte présentant le plus d'occurrences est le livre de Qohèlet l'ecclésiaste, et en bonne place le fameux Vanité des vanités, tout est vanité. (Qo 1,2)

     

    Rarement cité explicitement dans les Essais, l'Ecclésiaste imprègne cependant beaucoup de passages, comme cette petite phrase.

    La rhapsodie* que constituent les Essais se présente comme homothétique à la rhapsodie que constitue la vie, ce conte plein de bruit et de fureur raconté par un fou, dit Shakespeare.

    Qohèlet dit moins dramatiquement : ce sont des choses sans consistance (le mot hébreu traduit par vanité c'est vapeur, fumée), mais dans leur succession chacune trouve un temps pour avoir lieu. (cf Qo chap 3)

     

    Ainsi, en donnant place à ces vanités dans son écrit, l'écrivain démiurge reproduit le geste considéré comme divin de donner place à tout être dans le grand livre de vie.

     

    Cette pensée que j'exprime ici avec quelque solennité (c'est que je la trouve très forte) Montaigne y revient souvent, mais plus joliment lui, avec tout son art de la légèreté et de l'ironie.

     

    « Tout argument m'est également fertile. Je le prends sur une mouche ; et Dieu veuille que celui que j'ai ici en main n'ait pas été pris par le commandement d'une volonté autant volage ! »

    (III,5 Sur des vers de Virgile)

     

    «Je prends de la fortune le premier argument. Ils me sont également bons. (…) De cent membres et visages qu'a chaque chose, j'en prends un tantôt à lécher seulement, tantôt à effleurer, parfois à pincer jusqu'à l'os. »

    (I,50 De Democritus et Heraclitus)

     

    « Et ne traite à point nommé de rien que du rien, ni d'aucune science que de celle de l'inscience. »

    (III,12 De la physionomie)

     

     

    *Rhapsodie a pour étymologie un mot signifiant assembler, coudre. Le rhapsode, tel Homère (ou les jongleurs médiévaux), est celui qui coud ensemble des éléments de diverses sources pour en construire son poème personnel.